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Panorama du marché de l’information européenne : dépasser la bulle bruxelloise des médias européens vers l’agora européenne

Au-delà des bourdonnements familiers à la « bulle bruxelloise », l’écosystème médiatique européen, carrefour complexe d’ambitions politiques, d’enjeux économiques et de mutations technologiques oscille entre le marché des informations pointues pour des publics de décideurs, de diplomates, d’experts et de lobbyistes et l’impératif démocratique d’informer des citoyens européens. Comment rendre l’information européenne accessible au citoyen lambda, souvent éloigné des arcanes communautaires et pourtant directement impacté par les décisions prises à Bruxelles ?

Problématiques de l’information européenne

Dans un contexte de défiance croissante envers les médias traditionnels, exacerbée par la montée en puissance du « journalisme citoyen » non professionnel parfois instrumentalisé sur les réseaux sociaux – à l’image des dérives observées sur la plateforme X d’Elon Musk –, la crédibilité et la légitimité de l’information européenne sont plus que jamais en jeu.

Parallèlement, la question du modèle économique des médias européens se pose avec acuité. Entre la dépendance à la publicité, la recherche d’abonnements professionnels, la diversification vers l’événementiel ou les services spécialisés, et la difficile conquête d’un public plus large sur les plateformes, les acteurs médiatiques sont confrontés à une équation complexe. Comment assurer la viabilité économique d’une information européenne de qualité, indépendante et multilingue, tout en relevant le défi de la désinformation et en s’adaptant aux nouvelles pratiques de consommation médiatique des jeunes générations, massivement présentes sur les réseaux sociaux ?

Enfin, la question de la diversité – linguistique, culturelle, mais aussi sociale et professionnelle au sein des rédactions – apparaît comme un enjeu crucial pour garantir la pertinence et la crédibilité de l’information européenne auprès de publics pluriels. Un paysage médiatique trop homogène, trop centré sur une perspective unique, risque de renforcer le sentiment de déconnexion entre Bruxelles et les citoyens. Comment esquisser des pistes pour un avenir où l’information européenne ne soit plus confinée à une « bulle », mais irrigue une véritable « agora » citoyenne, éclairée, engagée et diverse ?

Le pouvoir des médias dans la « bulle bruxelloise » et ses limites : des chambres d’écho ?

Politico Europe, Euractiv ou dans une moindre mesure EUobserver incarnent la force d’une couverture spécialisée et approfondie des affaires européennes, comme les rubriques spécialisées de médias comme le Financial Times, Bloomberg ou The Economist, souvent en anglais, s’adressant à un public professionnel.

Cependant, cette force est aussi une limite, notamment en termes de modèle économique. Ces médias, souvent financés par des abonnements professionnels (comme pour Politico Europe et Contexte en France), de la publicité ciblée, l’organisation d’événements et la vente de données dépendent fortement de ce public restreint.

Ces « médias de la bulle » peinent souvent à trouver un écho auprès d’un plus grand public européen, risquant de créer une chambre d’écho, déconnectée des préoccupations et des réalités des citoyens à travers le continent. La dépendance à un public professionnel restreint peut fragiliser ces modèles économiques à long terme.

L’essor des modèles hybrides et des newsletters : une voie vers une plus large portée ?

Le paysage médiatique européen est dominé par le modèle des pure players numériques, ces médias de niche comme The Parliament Magazine, EU Reporter, Voxeurop, B2-Bruxelles2 (défense), Eunews ou Investigate Europe qui tirent parti des plateformes en ligne pour une diffusion plus large tout en conservant des éléments des médias traditionnels, démontrant l’agilité et l’accessibilité de l’information en ligne. Le modèle économique de ces acteurs numériques repose souvent sur un mix de publicité en ligne, d’abonnements, de financements de projets européens et, pour certains, de dons en particulier pour les acteurs non-lucratifs. Ce virage numérique offre un immense potentiel pour s’affranchir des limitations géographiques et atteindre des publics plus diversifiés.

Les newsletters deviennent des outils de plus en plus puissants pour une communication ciblée, offrant un contenu personnalisé directement aux personnes intéressées. De la newsletter de Politico Europe « Brussels Playbook » l’exemple parfait visant à définir l’agenda quotidien du monde politique européen à d’autres newsletters indépendantes comme La Matinale Européenne (FR and IT) avec David Carretta & Christian Spillmann ou The Parliament, The European Correspondent ou The Battleground.

Les newsletters répondent à des intérêts de niche et établissent des relations directes avec les lecteurs. Cependant, la monétisation des newsletters reste un défi, oscillant entre modèles gratuits financés par la publicité ou le sponsoring, et modèles payants par abonnement, souvent plus viables à long terme mais limitant la portée.

Le potentiel du storytelling audio avec les podcasts

Si le format texte reste dominant, l’essor plus récent des podcasts est indéniable pour offrir des formats engageants et conversationnels pour explorer en profondeur les affaires européennes. Outre les plus anciens déjà bien installés comme EU Confidential par Politico Europe, EU Scream de James Kanter, Euronews héberge 9 podcasts en 3 langues, dont Radio Schuman et Euractiv développe Today in the EU et France 24 L’Europe dans tous ses Etats. Du côté de projets plus récents, sans exhaustivité, EU Bubble Insider de Krzysztof Bulski, Long Story Short d’Evi Kiorri, The Europeans avec Katy Lee & Dominic Kraemer, Eurointelligence avec Wolfgang Munchau et Trait d’Union d’Audrey Vuertaz.

C’est un domaine crucial pour développer des formats accessibles et engageants pour un public plus large, en particulier les jeunes générations. Ils offrent des opportunités de storytelling créatif, humanisant des questions européennes complexes et favorisant une connexion émotionnelle. L’enjeu est de trouver des modèles de monétisation adaptés, qui peuvent être plus coûteux à produire que du texte, mais potentiellement plus attractifs pour les annonceurs et les abonnés.

Le défi persistant du plurilinguisme : la traduction ou la localisation ?

Outre le manque de médias non anglophones dans la couverture de l’actualité des institutions européennes, puisque l’anglais est la lingua franca de la bulle bruxelloise, se pose la question de l’ouverture à d’autres univers linguistiques. Le modèle économique des médias multilingues est intrinsèquement plus complexe et coûteux.

Faut-il envisager des logiques de traductions pour proposer une plateforme multilingue, nécessitant des ressources pour la traduction, l’adaptation et la gestion de différentes versions linguistiques sans commune mesure avec l’autre option ? Voxeurop parvient à traduire ses contenus dans plusieurs langues tandis que la revue de presse d’Eurotopics est disponible en plusieurs langues pour mettre en lumière des points de vue divers à travers l’Europe.

S’agit-il de développer des rédactions localisées principalement dans les capitales européennes pour adapter la production de l’information à une échelle nationale en intégrant les biais culturels et les traits spécifiques nationaux, sur le modèle de Politico à Paris (déjà 27 journalistes), Berlin et Londres ; ou de Contexte, média d’origine française très présent à Bruxelles ?

L’avenir de l’information européenne doit embrasser le multilinguisme non pas comme un fardeau, mais comme un atout afin de puiser dans la richesse des cultures et des perspectives européennes, de favoriser un dialogue authentique et de garantir que l’information de l’UE soit accessible à tous les citoyens dans leur propre langue. Des partenariats et des modèles économiques innovants seront nécessaires pour soutenir le développement de médias européens véritablement multilingues et viables.

Au-delà de la diffusion de l’information : favoriser l’engagement citoyen et le dialogue

L’information ne consiste plus seulement à diffuser des messages ; il s’agit de créer des espaces d’interaction, de participation et de co-création. Pour toucher les nouvelles générations, il est impératif d’investir les réseaux sociaux et d’adapter les formats et les narrations. Une partie de l’avenir réside dans l’autonomisation des citoyens : de consommateurs à participants actifs en explorant des approches innovantes :

  • Formats live interactifs : développer des formats s’appuyant sur l’IA pour permettre aux citoyens de discuter en direct des questions européennes, de partager leurs points de vue et de dialoguer avec des avatars de journalistes ou décideurs européens.
  • Gamification et expériences immersives : utiliser des formats innovants pour rendre l’information de l’UE plus engageante et accessible, en particulier pour les jeunes publics, en tirant parti des codes et des plateformes qu’ils utilisent.
  • Sensibilisation à la culture médiatique : doter les citoyens des compétences de pensée critique nécessaires pour naviguer dans le paysage informationnel complexe et distinguer les sources crédibles de la désinformation.

Assurer la diversité des journalistes, reflet de la diversité des audiences

Un enjeu crucial pour la crédibilité et la pertinence des médias européens est de garantir la diversité au sein des rédactions. Des journalistes issus de différents horizons culturels, sociaux, géographiques et linguistiques apporteront des perspectives plus riches et nuancées, permettant de mieux refléter la diversité des audiences européennes. 

Cette diversité est essentielle pour éviter l’écueil d’une information européenne perçue comme déconnectée des réalités vécues par les citoyens. Elle permet également de mieux comprendre et traiter les enjeux européens sous différents angles, en évitant une vision trop homogène ou biaisée. Les médias européens doivent activement promouvoir la diversité dans leurs recrutements et leurs pratiques journalistiques.

Rendre l’information européenne accessible et attractive

Politico Europe a réussi à rendre l’information européenne plus attractive et exclusive pour les décideurs en créant un lien entre le monde politique et la sphère économique. Leur recette : un ton incisif et direct, une couverture axée sur le pouvoir et les politiques, un format professionnel et engageant et une forte présence numérique.

L’enjeu est de s’inspirer de cette approche pour rendre l’information européenne plus accessible et pertinente pour un public plus large, avec une information accessible et attractive capitalisant sur les codes et les formats adaptés, en vulgarisant le jargon européen, et en montrant l’impact concret des politiques européennes sur la vie quotidienne des citoyens. Le défi est de trouver le juste équilibre entre information de qualité et accessibilité, sans sacrifier la rigueur et la profondeur de l’analyse.

Une vision pour une agora européenne véritablement inclusive

L’avenir de l’information européenne ne consiste pas seulement à s’adapter aux nouvelles technologies ou aux formats innovants. Il s’agit de dépasser une approche descendante et centrée sur Bruxelles et de construire une véritable agora européenne – un espace dynamique et inclusif où :

  • Des voix diverses sont entendues et valorisées : dépasser la domination de l’anglais et adopter le multilinguisme comme principe fondamental.
  • L’information est accessible et engageante : tirer parti des plateformes numériques, des formats audiovisuels et du storytelling innovant pour atteindre un public plus large.
  • Le dialogue et la participation sont encouragés : créer des espaces permettant aux citoyens de s’engager sur les questions européennes, de partager leurs points de vue et de contribuer au projet européen.
  • Le journalisme de qualité et indépendant est soutenu : reconnaître le rôle crucial d’un écosystème médiatique dynamique et diversifié pour garantir la transparence, la responsabilité et un débat public éclairé.
  • La diversité des journalistes est promue : assurer que les rédactions reflètent la diversité des sociétés européennes pour une information plus pertinente et crédible.
  • Des modèles économiques viables et diversifiés soutiennent cette information européenne de qualité et accessible à tous.

Pour concrétiser cette vision, il faut des volontaires inspirés et inspirant pour expérimenter et libérer le potentiel d’une véritable agora européenne cette espace vibrant de dialogue, de compréhension et d’un avenir partagé entre nous.

Mobiliser les imaginaires démocratiques dans la guerre de l’information, une perspective européenne

Notre connectivité sans précédent inaugure un nouveau champ de bataille incessant et sans frontières : la guerre de l’information. Selon l’analyse « Gagner la guerre de l’information : vers la mobilisation générale des imaginaires démocratiques » publiée sur le Grand Continent, nous sommes face à une réalité brutale : les approches traditionnelles de la communication stratégique ne suffisent plus. Nous avons un besoin urgent de déplacer notre attention d’une défense réactive avec le fact-cheking et le debunking à un leadership narratif proactif faisant vibrer nos imaginaires démocratiques, ancrés dans les valeurs européennes.

La guerre de l’information : un conflit nébuleux et omniprésent

Pour David Colon, la guerre de l’information est un conflit nébuleux et omniprésent. Elle ne se limite pas aux frontières géopolitiques ou aux scénarios de guerre traditionnels. Il s’agit d’un barrage constant de récits, de manipulations et de tensions stratégiques visant à influencer l’opinion publique, brouillant les lignes entre vérité et mensonge, et érodant la confiance dans les institutions démocratiques, piliers de nos sociétés européennes. Nos premières réponses – initiatives de vérification des faits, réglementations des plateformes, à l’image du Digital Services Act européen, et délégation de responsabilité – se sont avérées être de simples pansements sur une blessure systémique. Elles n’ont pas endigué la marée ; dans certains cas, elles ont même amplifié le message de l’adversaire en lui accordant involontairement une plus grande visibilité.

Pourquoi ces efforts ont-ils échoué ? L’erreur de combattre le contenu et négliger le contexte

Parce que nous avons mené la mauvaise bataille, sur le mauvais terrain. Nous avons été obsédés par le contenu de la désinformation, tentant de déconstruire des contre-vérités individuelles, tout en négligeant le contexte sous-jacent – le terreau fertile de nos imaginaires collectifs où ces récits prennent racine et s’épanouissent. La condescendante à l’encontre des seuls « non-informés » susceptibles d’être manipulés négligent l’impact des biais cognitifs qui sont universels, transcendant les catégories socio-économiques, et qui traversent toutes les nations européennes. La véritable arme dans la guerre de l’information n’est pas nécessairement de nous convaincre de mensonges flagrants, mais de solliciter excessivement nos systèmes cognitifs, de saturer notre attention et de déclencher des réponses émotionnelles – indignation, peur, espoir – qui court-circuitent la pensée rationnelle, fragilisant ainsi le débat public européen.

La vaporisation de la manipulation à l’ère algorithmique

Le paysage numérique lui-même a évolué, rendant obsolètes les anciens paradigmes. La « complosphère » et la « fachosphère » – chambres d’écho soigneusement définies – sont des vestiges d’une époque révolue. Aujourd’hui, la manipulation est vaporisée, diffusée à travers les algorithmes et les flux personnalisés des plateformes numériques dominantes. Nous ne sommes plus confrontés à des poches isolées de désinformation, mais à une propagation omniprésente de récits, souvent amplifiée par des utilisateurs synthétiques pilotés par l’IA qui brouillent les frontières entre voix authentiques et personnages fabriqués, défiant les efforts de régulation européens.

Au-delà de la figure de l’« utilisateur » : l’individu et ses identités narratives

De manière cruciale, il est important de distinguer entre « utilisateurs » et « individus ». Nos avatars en ligne sont des représentations fragmentées de nos personnalités complexes. Notre vulnérabilité à la manipulation n’est pas uniforme ; elle est profondément liée à nos « identités narratives » et à nos systèmes de valeurs, façonnés par nos histoires nationales et notre héritage culturel européen commun. Nous pouvons être perspicaces dans un domaine, mais susceptibles dans un autre, selon la facette de notre identité qui est ciblée. Ce n’est pas une faiblesse, mais une intuition cruciale : au sein de chaque individu, même ceux qui diffusent involontairement de la désinformation, réside une ressource potentielle pour la résilience démocratique.

La ligne de front traverse nos imaginaires européens

C’est ce changement de paradigme que nous devons adopter, à l’échelle européenne. Le véritable champ de bataille de la guerre de l’information n’est pas seulement l’infrastructure numérique, mais la « superstructure immatérielle » de nos sociétés – nos imaginaires collectifs européens, les histoires que nous nous racontons sur le monde, nos valeurs démocratiques et nos aspirations à une Europe unie et prospère.

Comme le révèle la recherche de Cluster 17, notre sensibilité à différents récits – qu’ils soient russes, ukrainiens ou autres – est profondément corrélée à nos sensibilités sous-jacentes et à nos représentations collectives héritées, construites au fil de l’histoire. Nous sommes, en essence, structurés par les récits qui nous habitent, et ces récits ont une dimension profondément européenne.

Rompre avec le discours rationaliste : raconter l’Europe par ses attachements

Cela nécessite une rupture radicale avec le discours rationaliste détaché souvent privilégié par ce que l’article appelle l’élite « hors-sol ». Nous devons dépasser les déclarations abstraites et nous engager avec l’émotionnel, l’humain, en puisant dans le riche terreau culturel européen. Nous devons raconter des histoires différentes, des histoires qui résonnent avec nos attachements communs européens, des histoires qui célèbrent notre diversité et notre unité, des histoires qui nous aident à « atterrir » dans un monde de plus en plus dominé par les récits désorientants du « cloud », souvent orchestrés par des acteurs externes à l’Europe.

Hypnocratie ou lucidité collective : le dilemme européen

Contre les écueils de la « transe » en référence au concept d’« hypnocratie » de Jianwei Xun – un système de contrôle réalisé non pas en supprimant la vérité, mais en multipliant les récits au point de désorienter – et de l’« hypnose » faisant écho à l’analyse de Marc Bloch sur les mouvements de masse fascistes, nous devons choisir. Allons-nous nous laisser manipuler dans un état de transe ou d’hypnose collective, ou bien allons-nous cultiver la collaboration consciente et la pensée critique, valeurs fondamentales de l’esprit européen ?

Vers une mobilisation générale des imaginaires démocratiques européens

La voie à suivre, telle que décrite dans les propositions, ne concerne pas des solutions technologiques isolées ou un contrôle descendant, mais une réorientation fondamentale de nos efforts de communication stratégique à l’échelle de l’Union européenne. Il s’agit de :

  • Réimaginer le champ de bataille européen : Dépasser les cartes socio-démographiques simplistes et comprendre les interactions complexes et dynamiques qui façonnent l’opinion publique européenne. Se concentrer sur la « superstructure » des imaginaires européens plutôt que sur la simple « infrastructure » des réseaux.
  • Décrypter les codes de la désinformation : Reconnaître la nature « sérielle » de la désinformation, sa dépendance à l’égard de formules narratives et de tropes récurrents, souvent ciblant spécifiquement les vulnérabilités des sociétés européennes. Décrypter cette « grammaire » est crucial pour déconstruire ses mécanismes et réduire son pouvoir de persuasion au sein de l’espace public européen.
  • Amplifier les récits authentiques européens : Au lieu de simplement réagir à la désinformation, nous devons cultiver et diffuser de manière proactive des récits positifs et convaincants, ancrés dans les valeurs démocratiques européennes, l’état de droit, les droits humains et la solidarité. Il s’agit d’un effort stratégique à long terme, une approche « goutte-à-goutte » qui façonne progressivement l’environnement informationnel européen.
  • Forger des coalitions de confiance paneuropéennes : Reconnaître qu’aucun acteur isolé – État membre ou institution européenne – ne peut gagner cette bataille seul. Nous devons construire des coalitions intersectorielles paneuropéennes – gouvernements nationaux et institutions européennes, société civile, médias indépendants, universités et acteurs technologiques responsables – pour assurer la convergence narrative et maximiser l’impact de nos actions coordonnées.
  • Naviguer dans la forêt sombre numérique : Reconnaître les limites de l' »écoute sociale » traditionnelle dans un espace en ligne fragmenté et piloté par des algorithmes, qui échappe en partie au contrôle européen. Nous devons adapter nos méthodes, en reconnaissant la « forêt sombre » comme un espace d’engagement et d’OSINT, mais pas nécessairement comme un baromètre fiable de l’opinion publique européenne.
  • Recentrer sur la perspicacité humaine : Revenir aux outils « analogiques » – recherche qualitative transnationale, écoute profonde et compréhension des récits individuels et collectifs européens. Exploiter l’IA non pas comme une source d’artificialité, mais comme un outil pour améliorer notre compréhension des imaginaires humains européens et renforcer notre capacité à y répondre de manière éthique et efficace.
  • Reconstruire la confiance et les valeurs partagées : Dépasser la communication transactionnelle et à court terme et adopter un appel démocratique fondé sur des valeurs partagées européennes et une confiance mutuelle entre citoyens et institutions. Il s’agit de favoriser un sentiment de but collectif européen et de résilience face aux récits manipulateurs qui cherchent à diviser et à affaiblir l’Europe.

Un appel à la mobilisation des imaginaires européens

La guerre de l’information n’est pas une course aux armements technologiques ; c’est une bataille pour les cœurs et les esprits européens, menée dans le domaine des récits et des émotions. Pour « gagner » cette guerre, nous devons mobiliser nos imaginaires démocratiques européens, en favorisant un écosystème vibrant d’histoires qui nous responsabilisent, nous inspirent et nous unissent en tant qu’Européens. Il ne s’agit pas seulement de contrer la désinformation ; il s’agit de construire un avenir plus résilient, informé et, en fin de compte, plus démocratique pour l’Europe. L’heure est à la mobilisation générale – non pas des armées, mais des imaginations européennes.

De spectateur à co-auteur : comment réinventer l’impératif stratégique de la communication de l’Union européenne ?

C’est bien connu, l’Europe ne s’anime, ne respire pleinement, que lorsque ses citoyens s’en emparent, la façonnent de leurs mains, de leurs idées, de leurs histoires. Alors, comment placer l’Europe au carrefour des narrations pour donner corps au projet européen ? Comment insuffler un nouveau souffle, redonner du sens à cette construction collective ?

Le constat, forgé au fil des années, est sans appel : l’UE ne souffre pas d’un déficit d’ambition, mais bien d’un manque criant de résonance, d’une incapacité à vibrer à l’unisson avec le cœur de ses citoyens.

Aujourd’hui, la crédibilité future de l’Union européenne ne se mesurera pas à l’aune de ses traités très complexes ou de ses budgets trop ridicules, mais bien à sa capacité fondamentale à transformer chaque citoyen européen en un co-auteur actif, engagé et passionné du récit européen. C’est cette métamorphose, de spectateur passif à acteur engagé, que nous devons orchestrer avec audace et détermination.

Le récit européen en crise : un monologue assourdissant dans l’impasse

L’Europe, pour une part croissante de ses citoyens, s’est muée en une entité abstraite, lointaine, presque impalpable. Elle est perçue comme une architecte invisible, œuvrant dans l’ombre de bureaux bruxellois, dessinant des politiques complexes dont les rouages demeurent obscurs, les motivations impénétrables. Les citoyens, relégués au rang de simples spectateurs, subissent les effets de ces décisions, souvent sans en saisir la logique profonde, la finalité ultime.

Prenons l’exemple emblématique de la Politique agricole commune, pilier essentiel de l’intégration européenne, vitale pour nos agriculteurs, garante de notre sécurité alimentaire, moteur dans notre transition. Dans le discours médiatique dominant, elle se réduit trop souvent à un amas de normes obtuses, de directives technocratiques, perdant toute connexion avec la réalité concrète du terrain, avec les enjeux humains qu’elle sous-tend. Cette déconnexion alimente un sentiment d’éloignement, voire d’aliénation, face à un projet européen perçu comme hors-sol, déraciné des préoccupations quotidiennes.

Cette distance favorise l’éclosion d’un terreau fertile pour la méfiance, voire le rejet. Le populisme, avec ses sirènes séductrices et ses promesses simplistes, prospère sur un océan de désinformation, exploitant habilement les failles de la communication européenne. Ce phénomène préoccupant alimente un cercle vicieux pernicieux : moins d’engagement citoyen, plus de scepticisme, une érosion progressive de la confiance dans les institutions européennes.

Les tentatives de communication institutionnelle, même animées des meilleures intentions, se sont souvent soldées par des résultats insuffisants. Les campagnes corporate de l’UE lancées ces dernières années sont trop souvent pensées autour de verticalités déconcertantes, se traduisant par un déferlement d’affiches aseptisées, de slogans hors-sol, d’une communication conçue « pour le peuple, sans le peuple ». Ce dialogue de sourds, cette communication descendante et monocorde, non seulement manque sa cible, mais renforce, paradoxalement, le sentiment de distance et de déconnexion qu’elle prétend combattre. L’UE a trop souvent péché par excès de pédagogie descendante, oubliant que la véritable communication est un échange, un dialogue, une co-construction.

La co-création : redonner une plume aux citoyens, réécrire ensemble le récit européen

Face à cette impasse, une voie se dessine : celle de la co-création. Il ne s’agit plus de simplement informer, de diffuser des messages pré-formatés, mais de véritablement co-construire le récit européen avec les citoyens, de leur redonner une plume, une voix, un rôle d’acteurs à part entière. La Conférence sur l’avenir de l’Europe a timidement, mais significativement, ouvert cette brèche avec des citoyens, tirés au sort, représentant la diversité de notre continent, réunis pour formuler des propositions concrètes parfois audacieuses. Cette initiative, imparfaite certes, démontre avec force que la démocratie participative n’est pas une utopie, mais une réalité tangible, efficace, à condition de lui accorder une écoute sincère et une suite concrète.

Pour concrétiser cette ambition de co-création, des outils innovants, hybrides, peuvent être déployés à grande échelle :

  • Plateformes hybrides : marier le numérique et le local. Associer la puissance des outils numériques – à l’image de la plateforme de participation des citoyens en ligne à l’élaboration des politiques publiques européennes et la richesse des échanges en présentiel, au sein de dialogues citoyens ancrés dans les territoires. Ces plateformes hybrides permettent de démultiplier les canaux de participation, de toucher un public plus large et diversifié, et de favoriser un dialogue continu entre les institutions européennes et les citoyens.
  • Récits incarnés : soutenir les voix de l’Europe vécue. Soutenir activement les projets qui collectent les témoignages, les expériences vécues, en particulier dans les zones rurales, les quartiers périphériques, les communautés souvent marginalisées. Ces « voix de l’Europe » sont précieuses pour humaniser le projet européen, le rendre proche, tangible et pertinent pour chacun.
  • Éducation critique : animer des ateliers de décryptage des institutions européennes, de leurs mécanismes de fonctionnement, de leurs politiques. Le modèle finlandais, qui place l’éducation critique au cœur de son système éducatif, est une source d’inspiration précieuse. Donner aux jeunes générations les outils intellectuels pour comprendre l’Europe, pour se forger une opinion éclairée, pour devenir des citoyens européens actifs et engagés.

L’appel à l’action : écrire l’Europe ensemble, chaque jour

L’heure n’est plus aux déclarations incantatoires, mais à l’action, à la mise en œuvre d’une stratégie de co-création ambitieuse et pérenne afin que la puissance de l’engagement citoyen, au travers de la force des récits partagés et de la capacité de se raconter différemment dans nos projets collectifs se traduit par la réinvention de l’Europe. Chacun, à son niveau, a un rôle essentiel à jouer dans cette entreprise collective :

  • Citoyens : saisir les opportunités, devenir acteurs du changement. Les citoyens doivent s’emparer des outils mis à leur disposition : participer activement aux consultations publiques, s’investir dans les budgets participatifs – à l’image du Fonds citoyen franco-allemand –, rejoindre les initiatives locales, partager leurs histoires, leurs idées, leurs préoccupations. Ils doivent devenir les ambassadeurs du récit européen dans leur quotidien, dans leur communauté, dans leur sphère d’influence.
  • Médias : innover et explorer la parole aux citoyens. Les médias, traditionnels et numériques, ont une responsabilité cruciale afin d’innover avec les « reporters citoyens », encourager le journalisme positif, mettre en lumière les initiatives locales soutenues par l’UE, donner la parole aux citoyens, à leurs expériences, à leurs perspectives. La chaîne Arte, avec sa série « Eurêka ! », qui explore les initiatives européennes innovantes, montre la voie d’une information européenne plus engageante, plus proche des réalités du terrain.
  • Institutions : intégrer la co-création au cœur de leur ADN. Les institutions européennes doivent opérer une véritable révolution culturelle, en intégrant la co-création au cœur de leur fonctionnement. L’idée de panels citoyens permanents, proposée par le Parlement européen est une piste prometteuse : « organiser des « mini-publics » dont les participants, choisis de façon aléatoire, représentent des sous-groupes de la structure socio-économique de l’Union, et ainsi l’ensemble de la société, de manière à prévenir l’inégalité d’accès à la participation à la vie démocratique de l’Union, en offrant aux citoyens qui n’auraient pas eu cette chance autrement, un moyen d’exprimer leur point de vue » ; en intégrant systématiquement les citoyens dans les processus de décision, en les consultant en amont des politiques, en leur donnant un véritable pouvoir d’influence sur l’agenda européen.

Imaginons un instant cette Europe rêvée, cette Europe co-créée : chaque village, chaque quartier aurait son « ambassadeur narratif », formé, outillé, pour relayer les initiatives locales, faire remonter les alertes, tisser des liens entre le local et le global. La politique agricole ne se décréterait plus dans des bureaux feutrés, mais se discuterait dans des fermes ouvertes au contact direct des agriculteurs et des consommateurs. Le Pacte vert européen ne serait plus perçu comme une contrainte imposée d’en haut, mais comme un projet collectif, débattu et enrichi dans des ateliers collaboratifs, au cœur des villes et des campagnes.

L’Europe, un livre ouvert à écrire ensemble

L’Europe ne se décrète pas, elle se vit, elle s’écrit au quotidien, par l’engagement de ses citoyens, par la richesse de leurs échanges, par la force de leurs récits partagés. En faisant de chaque Européen un co-auteur du récit européen, l’UE ne gagnera pas seulement en crédibilité, en légitimité, en efficacité – elle redeviendra une aventure collective, un projet vibrant, porteur d’espoir et de sens. L’Union européenne n’est pas un chapitre clos de l’histoire, un monument figé dans le passé. C’est un livre ouvert, aux pages encore vierges, où chaque main, chaque voix, chaque histoire, peut y écrire, contribuer à façonner son avenir. À nous de saisir cette plume, ensemble, pour écrire les plus belles pages de l’histoire européenne.

Rapport Letta : comment passer de la vision à l’action avec une démarche de communication stratégique pour le marché unique européen ?

Le rapport Letta intitulé « Bien plus qu’un marché » présente un programme transformateur visant à revitaliser le marché unique européen face aux turbulences géopolitiques, aux disruptions technologiques et à la rivalité économique mondiale. Son succès dépend d’une stratégie de communication capable de combler le fossé entre les recommandations politiques de haut niveau et l’adhésion concrète du public et des acteurs politiques sur le terrain. En capitalisant l’accent mis sur la « 5ème liberté » (connaissance, innovation et éducation) et les enseignements tirés d’autres initiatives européennes, quelle approche en termes de communication offre des voies d’action concrètes pour assurer sa mise en œuvre ?

I/ Repenser la « 5ème liberté » : de l’abstraction aux bénéfices concrets

L’appel du rapport Letta pour une « 5ème liberté » vise à éliminer les barrières au partage des connaissances, à la collaboration en matière de recherche et à la mobilité des talents—une vision alignée avec la promotion par l’UE d’un « Bien commun européen de la connaissance ». La communication de ce concept nécessite sa traduction en récits compréhensibles :

  • Conceptualiser la 5e liberté avec des messages développés autour des avantages de cette liberté : une liberté pour la vie immatérielle, à l’ère des nouvelles technologies.
  • Valoriser les bénéfices en termes de productivité, seule solution au déclin démographique pour l’État-providence, l’innovation fragmentée coûte à l’Europe 180 milliards d’euros par an en perte de productivité (un chiffre extrapolé de l’analyse de la BCE sur l’écart de productivité UE-États-Unis).
  • Mobiliser les plateformes existantes : Intégrer la 5ème liberté dans la « Boussole de compétitivité » de l’UE, qui priorise déjà la réduction de l’écart d’innovation et l’harmonisation des règles pour les startups.

II/ Mobiliser les parties prenantes financières : construire un récit sur l’« Union de l’épargne et des investissements »

Le rapport Letta souligne la nécessité d’un écosystème financier unifié pour financer les transitions verte et numérique. Cela s’aligne avec l’« Union de l’épargne et des investissements » qui vise à canaliser l’épargne européenne vers des secteurs stratégiques. Pour communiquer efficacement un élément clé de la réussite dans l’ensemble :

  • Cibler les investisseurs institutionnels : Développer des études de cas mettant en avant des entreprises transfrontalières réussies, comme le programme d’investissement TechEU de l’UE pour l’expansion des startups.
  • Positionner le marché unique comme une référence mondiale en matière de finance durable (RSE), en s’appuyant sur le leadership de l’UE en matière de règlementations climatiques.
  • Résorber l’aversion au risque : La BCE note que les startups de l’UE ne reçoivent que 5 % du capital-risque mondial, contre 52 % aux États-Unis. Valoriser les licornes européennes pourrait démystifier le risque et attirer des capitaux privés.

III/ Mobilisation politique : des mandats du Conseil européen, au Parlement européen et à l’engagement citoyen

Susciter un engagement politique

Le rôle du Conseil européen sera crucial. Le succès du rapport Letta dépend de la capacité du Conseil à mandater la Commission pour élaborer une stratégie contraignante pour le marché unique avec des indicateurs clés de performance clairs, afin d’éviter l’inertie bureaucratique :

  • Utiliser l’« élan du rapport Draghi » : Associer la vision de Letta à l’urgence du rapport Draghi pour des réformes structurelles, en présentant le marché unique comme une nécessité géopolitique.
  • Mobiliser des « champions » inter-institutionnels : Construire un réseau de députés européens et de ministres nationaux « Ambassadeurs du marché unique » pour promouvoir les priorités législatives comme le 28ème régime réglementaire proposé pour les startups.

Développer la participation citoyenne : au-delà du symbolique

Une « Conférence permanente des citoyens » pourrait éviter les écueils de la Conférence sur l’Avenir de l’Europe, qui n’est pas parvenue à obtenir une visibilité et une légitimité suffisantes pour vraiment avoir un impact sur les futures politiques publiques européennes. Comment parvenir à corriger ces limites ?

  • Partir des citoyens afin de recueillir leurs positions avant tout, en utilisant des plateformes numériques comme CitizenLab pour collecter des idées, comme sur la réduction des barrières du marché unique (par exemple, simplifier les règles de TVA).
  • Collaborer avec les municipalités pour organiser des ateliers sur l’impact des réformes du marché unique sur les PME—une tactique employée par Letta lors de sa tournée européenne incluant des échanges avec les syndicats ouvriers et patronaux ainsi que des organisations de la société civile instituée.

La création d’une Conférence permanente des citoyens offrirait une plateforme continue pour l’engagement citoyen et permettrait de rester ancré dans les besoins et aspirations du public.

Selon Enrico Letta, « la Conférence permanente des citoyens pourrait produire des recommandations sur la manière de mettre en œuvre le rapport, en fournissant une perspective précieuse, certainement plus large et mieux fondée. (…) Aucun progrès réel ne sera possible, compris et accepté par nos opinions publiques sans la participation active et l’engagement véritable des citoyens européens ».

IV/ Créer un récit unificateur : le marché unique comme « bouclier commun » de l’Europe

La vision du rapport Letta doit rivaliser avec la montée de l’euroscepticisme et des populismes, tant libertarien que techno-solutionniste. Un récit convaincant pourrait présenter le marché unique comme :

  • Un actif pour la sécurité : « Tout comme l’UE a mutualisé le charbon et l’acier pour prévenir la guerre, le marché unique d’aujourd’hui sécurise les chaînes d’approvisionnement contre les chocs géopolitiques ».
  • Un égalisateur social : Mettre en avant les initiatives de santé transfrontalières ou le principe « Once-Only » réduisant les charges administratives pour les citoyens.
  • Un leader mondial en matière de normes : Contraster le modèle réglementaire européen basé sur les valeurs (par exemple, le RGPD) avec le techno-autoritarisme américain et chinois.

V/ Surmonter les obstacles à la mise en œuvre : un retour à la réalité

Le talon d’Achille du rapport Letta est sa dépendance à l’unanimité politique, en particulier des États-membres. Les principaux obstacles à lever correspondent à :

  • Simplifier les règles européennes et réduire la fragmentation réglementaire, dans un contexte de rejet du technocratisme, 27 régimes nationaux retardent la croissance des entreprises par rapport aux États-Unis.
  • Réduire les écarts de ressources dans la recherche et l’innovation : L’UE investit 2 % de son PIB dans la R&D, loin derrière les États-Unis (3,5 %) et même la Chine (2,4 %). Un « label d’excellence » pour les régions atteignant les objectifs de R&D pourrait encourager la coo-pétition entre écosystèmes régionaux spécialisés répartis dans toute l’Europe.

Le potentiel transformateur du rapport Letta est évident, mais sa fenêtre d’impact est étroite et surtout son succès ne peut se faire sans d’une part, simplifier la complexité, en privilégiant des analogies du type « Le marché unique est le WiFi de l’Europe—invisible mais essentiel » et d’autre part, en visibilisant les indicateurs de performance, avec des tableaux de bord trimestriels accessibles à tous sur l’élimination des barrières.

Comme l’averti Enrico Letta lui-même, l’Europe fait face à une « lente agonie » de déclin sans action audacieuse. La communication doit refléter cette urgence, transformant le marché unique d’un idéal technocratique en une réalité vécue par 450 millions de citoyens.

La « défense psychologique », nouvelle arme technologique de lutte contre les manipulations de l’information

La possibilité imminente d’une seconde présidence quasi-impériale de Trump combiné au techno-populisme d’Elon Musk, sans oublier l’escalade des tactiques de guerre de l’information employées par des pays comme la Chine, l’Iran et la Russie, nécessite une stratégie holistique de « défense technologique » pour l’Union européenne. S’appuyant sur l’analyse de David Colon, enseignant et chercheur en histoire à Sciences Po, dans « La « défense psychologique » face aux manipulations de l’information », publiée dans la Revue Défense Nationale, à quoi cela pourrait-il correspondre ?

Le modèle suédois de la défense proactive et psychologique

La création d’une Agence suédoise de défense psychologique sert de modèle. Elle est chargée de protéger « la société ouverte et démocratique, et la libre formation d’opinions en identifiant, analysant et répondant aux influences inappropriées et autres informations trompeuses dirigées contre la Suède ou les intérêts suédois ».

Son objectif est « d’identifier, d’analyser et de répondre aux influences inappropriées et autres informations trompeuses » et souligne la nécessité d’une approche préventive, mettant l’accent sur la pensée critique et l’éducation aux médias.

Ses tâches comprennent la sensibilisation à la menace informationnelle, le développement de méthodes et de technologies permettant d’identifier et de contrer les ingérences informationnelles, la formation des journalistes et des institutions, ainsi que le financement de recherches liées à la défense psychologique.

Cette position proactive est essentielle pour construire une « immunité » sociétale aux campagnes de désinformation. La conception suédoise de la défense psychologique repose sur la résilience, l’analyse de la menace, la dissuasion et la communication stratégique.

Les nouvelles armes psychologiques de lutte contre les manipulations de l’information

Dans son papier, David Colon mentionne les travaux de Jon Roozenbeek et Sander van der Linden qui proposent un état des lieux des interventions visant à lutter à l’échelle individuelle et sociétale contre la désinformation.

D’abord des mesures destinées à renforcer les capacités des citoyens à résister à la désinformation :

  • Boosting, l’éducation aux médias et à l’information, le renforcement de l’esprit critique
  • Prebunking, la réfutation par anticipation une technique préventive de lutte contre la manipulation de l’information consistant à créer des « anticorps mentaux » en aidant le public à identifier et à réfuter par anticipation des récits faux et trompeurs de façon à l’immuniser contre les effets de campagnes de désinformation

Ensuite les nudges, ces incitations indirectes intégrées au design des pages Web et destinées à inciter les gens à se détourner de la désinformation en apportant des changements à l’architecture de leurs choix sur les médias sociaux et de dispositifs d’étiquetage des contenus (content labelling).

Enfin Debunking et Fact-Checking, dont l’efficacité est bien établie empiriquement.

Les nouvelles perspectives avec l’IA générative pour mettre en place rapidement et à grande échelle des mesures de « défense psychologique »

David Colon souligne le potentiel de l’IA pour étendre ces efforts. Il cite des exemples de chercheurs ayant testé avec succès à l’été 2024 le Prebunking assisté par IA générative de pré-démystification assistée par l’IA qui ont réussi à réduire la croyance en la désinformation liée aux élections et à accroître la confiance des électeurs. Les dialogues alimentés par l’IA se sont également avérés efficaces pour réduire les croyances en matière de complot. L’IA générative a été mise à profit pour identifier dans de vastes données comportementales d’utilisateurs de X-Twitter les facteurs psychologiques associés aux croyances dans les théories du complot.

En substance, se préparer au second mandat de Trump et à la guerre de l’information en cours nécessite que l’UE adopte une stratégie globale de « défense technologique » impliquant non seulement de renforcer les capacités de réflexion critique des citoyens, mais aussi de tirer parti des technologies de pointe comme l’IA pour contrer de manière préventive la désinformation, identifier les vulnérabilités et renforcer la résilience de la société, avec l’engagement des pouvoirs publics, des élus, de la communauté scientifique, des médias et de tous ceux qui veulent défendre la liberté cognitive, qui nous permettra de nous immuniser.