Notre connectivité sans précédent inaugure un nouveau champ de bataille incessant et sans frontières : la guerre de l’information. Selon l’analyse « Gagner la guerre de l’information : vers la mobilisation générale des imaginaires démocratiques » publiée sur le Grand Continent, nous sommes face à une réalité brutale : les approches traditionnelles de la communication stratégique ne suffisent plus. Nous avons un besoin urgent de déplacer notre attention d’une défense réactive avec le fact-cheking et le debunking à un leadership narratif proactif faisant vibrer nos imaginaires démocratiques, ancrés dans les valeurs européennes.
La guerre de l’information : un conflit nébuleux et omniprésent
Pour David Colon, la guerre de l’information est un conflit nébuleux et omniprésent. Elle ne se limite pas aux frontières géopolitiques ou aux scénarios de guerre traditionnels. Il s’agit d’un barrage constant de récits, de manipulations et de tensions stratégiques visant à influencer l’opinion publique, brouillant les lignes entre vérité et mensonge, et érodant la confiance dans les institutions démocratiques, piliers de nos sociétés européennes. Nos premières réponses – initiatives de vérification des faits, réglementations des plateformes, à l’image du Digital Services Act européen, et délégation de responsabilité – se sont avérées être de simples pansements sur une blessure systémique. Elles n’ont pas endigué la marée ; dans certains cas, elles ont même amplifié le message de l’adversaire en lui accordant involontairement une plus grande visibilité.
Pourquoi ces efforts ont-ils échoué ? L’erreur de combattre le contenu et négliger le contexte
Parce que nous avons mené la mauvaise bataille, sur le mauvais terrain. Nous avons été obsédés par le contenu de la désinformation, tentant de déconstruire des contre-vérités individuelles, tout en négligeant le contexte sous-jacent – le terreau fertile de nos imaginaires collectifs où ces récits prennent racine et s’épanouissent. La condescendante à l’encontre des seuls « non-informés » susceptibles d’être manipulés négligent l’impact des biais cognitifs qui sont universels, transcendant les catégories socio-économiques, et qui traversent toutes les nations européennes. La véritable arme dans la guerre de l’information n’est pas nécessairement de nous convaincre de mensonges flagrants, mais de solliciter excessivement nos systèmes cognitifs, de saturer notre attention et de déclencher des réponses émotionnelles – indignation, peur, espoir – qui court-circuitent la pensée rationnelle, fragilisant ainsi le débat public européen.
La vaporisation de la manipulation à l’ère algorithmique
Le paysage numérique lui-même a évolué, rendant obsolètes les anciens paradigmes. La « complosphère » et la « fachosphère » – chambres d’écho soigneusement définies – sont des vestiges d’une époque révolue. Aujourd’hui, la manipulation est vaporisée, diffusée à travers les algorithmes et les flux personnalisés des plateformes numériques dominantes. Nous ne sommes plus confrontés à des poches isolées de désinformation, mais à une propagation omniprésente de récits, souvent amplifiée par des utilisateurs synthétiques pilotés par l’IA qui brouillent les frontières entre voix authentiques et personnages fabriqués, défiant les efforts de régulation européens.
Au-delà de la figure de l’« utilisateur » : l’individu et ses identités narratives
De manière cruciale, il est important de distinguer entre « utilisateurs » et « individus ». Nos avatars en ligne sont des représentations fragmentées de nos personnalités complexes. Notre vulnérabilité à la manipulation n’est pas uniforme ; elle est profondément liée à nos « identités narratives » et à nos systèmes de valeurs, façonnés par nos histoires nationales et notre héritage culturel européen commun. Nous pouvons être perspicaces dans un domaine, mais susceptibles dans un autre, selon la facette de notre identité qui est ciblée. Ce n’est pas une faiblesse, mais une intuition cruciale : au sein de chaque individu, même ceux qui diffusent involontairement de la désinformation, réside une ressource potentielle pour la résilience démocratique.
La ligne de front traverse nos imaginaires européens
C’est ce changement de paradigme que nous devons adopter, à l’échelle européenne. Le véritable champ de bataille de la guerre de l’information n’est pas seulement l’infrastructure numérique, mais la « superstructure immatérielle » de nos sociétés – nos imaginaires collectifs européens, les histoires que nous nous racontons sur le monde, nos valeurs démocratiques et nos aspirations à une Europe unie et prospère.
Comme le révèle la recherche de Cluster 17, notre sensibilité à différents récits – qu’ils soient russes, ukrainiens ou autres – est profondément corrélée à nos sensibilités sous-jacentes et à nos représentations collectives héritées, construites au fil de l’histoire. Nous sommes, en essence, structurés par les récits qui nous habitent, et ces récits ont une dimension profondément européenne.
Rompre avec le discours rationaliste : raconter l’Europe par ses attachements
Cela nécessite une rupture radicale avec le discours rationaliste détaché souvent privilégié par ce que l’article appelle l’élite « hors-sol ». Nous devons dépasser les déclarations abstraites et nous engager avec l’émotionnel, l’humain, en puisant dans le riche terreau culturel européen. Nous devons raconter des histoires différentes, des histoires qui résonnent avec nos attachements communs européens, des histoires qui célèbrent notre diversité et notre unité, des histoires qui nous aident à « atterrir » dans un monde de plus en plus dominé par les récits désorientants du « cloud », souvent orchestrés par des acteurs externes à l’Europe.
Hypnocratie ou lucidité collective : le dilemme européen
Contre les écueils de la « transe » en référence au concept d’« hypnocratie » de Jianwei Xun – un système de contrôle réalisé non pas en supprimant la vérité, mais en multipliant les récits au point de désorienter – et de l’« hypnose » faisant écho à l’analyse de Marc Bloch sur les mouvements de masse fascistes, nous devons choisir. Allons-nous nous laisser manipuler dans un état de transe ou d’hypnose collective, ou bien allons-nous cultiver la collaboration consciente et la pensée critique, valeurs fondamentales de l’esprit européen ?
Vers une mobilisation générale des imaginaires démocratiques européens
La voie à suivre, telle que décrite dans les propositions, ne concerne pas des solutions technologiques isolées ou un contrôle descendant, mais une réorientation fondamentale de nos efforts de communication stratégique à l’échelle de l’Union européenne. Il s’agit de :
- Réimaginer le champ de bataille européen : Dépasser les cartes socio-démographiques simplistes et comprendre les interactions complexes et dynamiques qui façonnent l’opinion publique européenne. Se concentrer sur la « superstructure » des imaginaires européens plutôt que sur la simple « infrastructure » des réseaux.
- Décrypter les codes de la désinformation : Reconnaître la nature « sérielle » de la désinformation, sa dépendance à l’égard de formules narratives et de tropes récurrents, souvent ciblant spécifiquement les vulnérabilités des sociétés européennes. Décrypter cette « grammaire » est crucial pour déconstruire ses mécanismes et réduire son pouvoir de persuasion au sein de l’espace public européen.
- Amplifier les récits authentiques européens : Au lieu de simplement réagir à la désinformation, nous devons cultiver et diffuser de manière proactive des récits positifs et convaincants, ancrés dans les valeurs démocratiques européennes, l’état de droit, les droits humains et la solidarité. Il s’agit d’un effort stratégique à long terme, une approche « goutte-à-goutte » qui façonne progressivement l’environnement informationnel européen.
- Forger des coalitions de confiance paneuropéennes : Reconnaître qu’aucun acteur isolé – État membre ou institution européenne – ne peut gagner cette bataille seul. Nous devons construire des coalitions intersectorielles paneuropéennes – gouvernements nationaux et institutions européennes, société civile, médias indépendants, universités et acteurs technologiques responsables – pour assurer la convergence narrative et maximiser l’impact de nos actions coordonnées.
- Naviguer dans la forêt sombre numérique : Reconnaître les limites de l' »écoute sociale » traditionnelle dans un espace en ligne fragmenté et piloté par des algorithmes, qui échappe en partie au contrôle européen. Nous devons adapter nos méthodes, en reconnaissant la « forêt sombre » comme un espace d’engagement et d’OSINT, mais pas nécessairement comme un baromètre fiable de l’opinion publique européenne.
- Recentrer sur la perspicacité humaine : Revenir aux outils « analogiques » – recherche qualitative transnationale, écoute profonde et compréhension des récits individuels et collectifs européens. Exploiter l’IA non pas comme une source d’artificialité, mais comme un outil pour améliorer notre compréhension des imaginaires humains européens et renforcer notre capacité à y répondre de manière éthique et efficace.
- Reconstruire la confiance et les valeurs partagées : Dépasser la communication transactionnelle et à court terme et adopter un appel démocratique fondé sur des valeurs partagées européennes et une confiance mutuelle entre citoyens et institutions. Il s’agit de favoriser un sentiment de but collectif européen et de résilience face aux récits manipulateurs qui cherchent à diviser et à affaiblir l’Europe.
Un appel à la mobilisation des imaginaires européens
La guerre de l’information n’est pas une course aux armements technologiques ; c’est une bataille pour les cœurs et les esprits européens, menée dans le domaine des récits et des émotions. Pour « gagner » cette guerre, nous devons mobiliser nos imaginaires démocratiques européens, en favorisant un écosystème vibrant d’histoires qui nous responsabilisent, nous inspirent et nous unissent en tant qu’Européens. Il ne s’agit pas seulement de contrer la désinformation ; il s’agit de construire un avenir plus résilient, informé et, en fin de compte, plus démocratique pour l’Europe. L’heure est à la mobilisation générale – non pas des armées, mais des imaginations européennes.