Archives de catégorie : Communication sur l’Europe

Billets sur la communication européenne des États-membres et de la société civile

Mobiliser les imaginaires démocratiques dans la guerre de l’information, une perspective européenne

Notre connectivité sans précédent inaugure un nouveau champ de bataille incessant et sans frontières : la guerre de l’information. Selon l’analyse « Gagner la guerre de l’information : vers la mobilisation générale des imaginaires démocratiques » publiée sur le Grand Continent, nous sommes face à une réalité brutale : les approches traditionnelles de la communication stratégique ne suffisent plus. Nous avons un besoin urgent de déplacer notre attention d’une défense réactive avec le fact-cheking et le debunking à un leadership narratif proactif faisant vibrer nos imaginaires démocratiques, ancrés dans les valeurs européennes.

La guerre de l’information : un conflit nébuleux et omniprésent

Pour David Colon, la guerre de l’information est un conflit nébuleux et omniprésent. Elle ne se limite pas aux frontières géopolitiques ou aux scénarios de guerre traditionnels. Il s’agit d’un barrage constant de récits, de manipulations et de tensions stratégiques visant à influencer l’opinion publique, brouillant les lignes entre vérité et mensonge, et érodant la confiance dans les institutions démocratiques, piliers de nos sociétés européennes. Nos premières réponses – initiatives de vérification des faits, réglementations des plateformes, à l’image du Digital Services Act européen, et délégation de responsabilité – se sont avérées être de simples pansements sur une blessure systémique. Elles n’ont pas endigué la marée ; dans certains cas, elles ont même amplifié le message de l’adversaire en lui accordant involontairement une plus grande visibilité.

Pourquoi ces efforts ont-ils échoué ? L’erreur de combattre le contenu et négliger le contexte

Parce que nous avons mené la mauvaise bataille, sur le mauvais terrain. Nous avons été obsédés par le contenu de la désinformation, tentant de déconstruire des contre-vérités individuelles, tout en négligeant le contexte sous-jacent – le terreau fertile de nos imaginaires collectifs où ces récits prennent racine et s’épanouissent. La condescendante à l’encontre des seuls « non-informés » susceptibles d’être manipulés négligent l’impact des biais cognitifs qui sont universels, transcendant les catégories socio-économiques, et qui traversent toutes les nations européennes. La véritable arme dans la guerre de l’information n’est pas nécessairement de nous convaincre de mensonges flagrants, mais de solliciter excessivement nos systèmes cognitifs, de saturer notre attention et de déclencher des réponses émotionnelles – indignation, peur, espoir – qui court-circuitent la pensée rationnelle, fragilisant ainsi le débat public européen.

La vaporisation de la manipulation à l’ère algorithmique

Le paysage numérique lui-même a évolué, rendant obsolètes les anciens paradigmes. La « complosphère » et la « fachosphère » – chambres d’écho soigneusement définies – sont des vestiges d’une époque révolue. Aujourd’hui, la manipulation est vaporisée, diffusée à travers les algorithmes et les flux personnalisés des plateformes numériques dominantes. Nous ne sommes plus confrontés à des poches isolées de désinformation, mais à une propagation omniprésente de récits, souvent amplifiée par des utilisateurs synthétiques pilotés par l’IA qui brouillent les frontières entre voix authentiques et personnages fabriqués, défiant les efforts de régulation européens.

Au-delà de la figure de l’« utilisateur » : l’individu et ses identités narratives

De manière cruciale, il est important de distinguer entre « utilisateurs » et « individus ». Nos avatars en ligne sont des représentations fragmentées de nos personnalités complexes. Notre vulnérabilité à la manipulation n’est pas uniforme ; elle est profondément liée à nos « identités narratives » et à nos systèmes de valeurs, façonnés par nos histoires nationales et notre héritage culturel européen commun. Nous pouvons être perspicaces dans un domaine, mais susceptibles dans un autre, selon la facette de notre identité qui est ciblée. Ce n’est pas une faiblesse, mais une intuition cruciale : au sein de chaque individu, même ceux qui diffusent involontairement de la désinformation, réside une ressource potentielle pour la résilience démocratique.

La ligne de front traverse nos imaginaires européens

C’est ce changement de paradigme que nous devons adopter, à l’échelle européenne. Le véritable champ de bataille de la guerre de l’information n’est pas seulement l’infrastructure numérique, mais la « superstructure immatérielle » de nos sociétés – nos imaginaires collectifs européens, les histoires que nous nous racontons sur le monde, nos valeurs démocratiques et nos aspirations à une Europe unie et prospère.

Comme le révèle la recherche de Cluster 17, notre sensibilité à différents récits – qu’ils soient russes, ukrainiens ou autres – est profondément corrélée à nos sensibilités sous-jacentes et à nos représentations collectives héritées, construites au fil de l’histoire. Nous sommes, en essence, structurés par les récits qui nous habitent, et ces récits ont une dimension profondément européenne.

Rompre avec le discours rationaliste : raconter l’Europe par ses attachements

Cela nécessite une rupture radicale avec le discours rationaliste détaché souvent privilégié par ce que l’article appelle l’élite « hors-sol ». Nous devons dépasser les déclarations abstraites et nous engager avec l’émotionnel, l’humain, en puisant dans le riche terreau culturel européen. Nous devons raconter des histoires différentes, des histoires qui résonnent avec nos attachements communs européens, des histoires qui célèbrent notre diversité et notre unité, des histoires qui nous aident à « atterrir » dans un monde de plus en plus dominé par les récits désorientants du « cloud », souvent orchestrés par des acteurs externes à l’Europe.

Hypnocratie ou lucidité collective : le dilemme européen

Contre les écueils de la « transe » en référence au concept d’« hypnocratie » de Jianwei Xun – un système de contrôle réalisé non pas en supprimant la vérité, mais en multipliant les récits au point de désorienter – et de l’« hypnose » faisant écho à l’analyse de Marc Bloch sur les mouvements de masse fascistes, nous devons choisir. Allons-nous nous laisser manipuler dans un état de transe ou d’hypnose collective, ou bien allons-nous cultiver la collaboration consciente et la pensée critique, valeurs fondamentales de l’esprit européen ?

Vers une mobilisation générale des imaginaires démocratiques européens

La voie à suivre, telle que décrite dans les propositions, ne concerne pas des solutions technologiques isolées ou un contrôle descendant, mais une réorientation fondamentale de nos efforts de communication stratégique à l’échelle de l’Union européenne. Il s’agit de :

  • Réimaginer le champ de bataille européen : Dépasser les cartes socio-démographiques simplistes et comprendre les interactions complexes et dynamiques qui façonnent l’opinion publique européenne. Se concentrer sur la « superstructure » des imaginaires européens plutôt que sur la simple « infrastructure » des réseaux.
  • Décrypter les codes de la désinformation : Reconnaître la nature « sérielle » de la désinformation, sa dépendance à l’égard de formules narratives et de tropes récurrents, souvent ciblant spécifiquement les vulnérabilités des sociétés européennes. Décrypter cette « grammaire » est crucial pour déconstruire ses mécanismes et réduire son pouvoir de persuasion au sein de l’espace public européen.
  • Amplifier les récits authentiques européens : Au lieu de simplement réagir à la désinformation, nous devons cultiver et diffuser de manière proactive des récits positifs et convaincants, ancrés dans les valeurs démocratiques européennes, l’état de droit, les droits humains et la solidarité. Il s’agit d’un effort stratégique à long terme, une approche « goutte-à-goutte » qui façonne progressivement l’environnement informationnel européen.
  • Forger des coalitions de confiance paneuropéennes : Reconnaître qu’aucun acteur isolé – État membre ou institution européenne – ne peut gagner cette bataille seul. Nous devons construire des coalitions intersectorielles paneuropéennes – gouvernements nationaux et institutions européennes, société civile, médias indépendants, universités et acteurs technologiques responsables – pour assurer la convergence narrative et maximiser l’impact de nos actions coordonnées.
  • Naviguer dans la forêt sombre numérique : Reconnaître les limites de l' »écoute sociale » traditionnelle dans un espace en ligne fragmenté et piloté par des algorithmes, qui échappe en partie au contrôle européen. Nous devons adapter nos méthodes, en reconnaissant la « forêt sombre » comme un espace d’engagement et d’OSINT, mais pas nécessairement comme un baromètre fiable de l’opinion publique européenne.
  • Recentrer sur la perspicacité humaine : Revenir aux outils « analogiques » – recherche qualitative transnationale, écoute profonde et compréhension des récits individuels et collectifs européens. Exploiter l’IA non pas comme une source d’artificialité, mais comme un outil pour améliorer notre compréhension des imaginaires humains européens et renforcer notre capacité à y répondre de manière éthique et efficace.
  • Reconstruire la confiance et les valeurs partagées : Dépasser la communication transactionnelle et à court terme et adopter un appel démocratique fondé sur des valeurs partagées européennes et une confiance mutuelle entre citoyens et institutions. Il s’agit de favoriser un sentiment de but collectif européen et de résilience face aux récits manipulateurs qui cherchent à diviser et à affaiblir l’Europe.

Un appel à la mobilisation des imaginaires européens

La guerre de l’information n’est pas une course aux armements technologiques ; c’est une bataille pour les cœurs et les esprits européens, menée dans le domaine des récits et des émotions. Pour « gagner » cette guerre, nous devons mobiliser nos imaginaires démocratiques européens, en favorisant un écosystème vibrant d’histoires qui nous responsabilisent, nous inspirent et nous unissent en tant qu’Européens. Il ne s’agit pas seulement de contrer la désinformation ; il s’agit de construire un avenir plus résilient, informé et, en fin de compte, plus démocratique pour l’Europe. L’heure est à la mobilisation générale – non pas des armées, mais des imaginations européennes.

De spectateur à co-auteur : comment réinventer l’impératif stratégique de la communication de l’Union européenne ?

C’est bien connu, l’Europe ne s’anime, ne respire pleinement, que lorsque ses citoyens s’en emparent, la façonnent de leurs mains, de leurs idées, de leurs histoires. Alors, comment placer l’Europe au carrefour des narrations pour donner corps au projet européen ? Comment insuffler un nouveau souffle, redonner du sens à cette construction collective ?

Le constat, forgé au fil des années, est sans appel : l’UE ne souffre pas d’un déficit d’ambition, mais bien d’un manque criant de résonance, d’une incapacité à vibrer à l’unisson avec le cœur de ses citoyens.

Aujourd’hui, la crédibilité future de l’Union européenne ne se mesurera pas à l’aune de ses traités très complexes ou de ses budgets trop ridicules, mais bien à sa capacité fondamentale à transformer chaque citoyen européen en un co-auteur actif, engagé et passionné du récit européen. C’est cette métamorphose, de spectateur passif à acteur engagé, que nous devons orchestrer avec audace et détermination.

Le récit européen en crise : un monologue assourdissant dans l’impasse

L’Europe, pour une part croissante de ses citoyens, s’est muée en une entité abstraite, lointaine, presque impalpable. Elle est perçue comme une architecte invisible, œuvrant dans l’ombre de bureaux bruxellois, dessinant des politiques complexes dont les rouages demeurent obscurs, les motivations impénétrables. Les citoyens, relégués au rang de simples spectateurs, subissent les effets de ces décisions, souvent sans en saisir la logique profonde, la finalité ultime.

Prenons l’exemple emblématique de la Politique agricole commune, pilier essentiel de l’intégration européenne, vitale pour nos agriculteurs, garante de notre sécurité alimentaire, moteur dans notre transition. Dans le discours médiatique dominant, elle se réduit trop souvent à un amas de normes obtuses, de directives technocratiques, perdant toute connexion avec la réalité concrète du terrain, avec les enjeux humains qu’elle sous-tend. Cette déconnexion alimente un sentiment d’éloignement, voire d’aliénation, face à un projet européen perçu comme hors-sol, déraciné des préoccupations quotidiennes.

Cette distance favorise l’éclosion d’un terreau fertile pour la méfiance, voire le rejet. Le populisme, avec ses sirènes séductrices et ses promesses simplistes, prospère sur un océan de désinformation, exploitant habilement les failles de la communication européenne. Ce phénomène préoccupant alimente un cercle vicieux pernicieux : moins d’engagement citoyen, plus de scepticisme, une érosion progressive de la confiance dans les institutions européennes.

Les tentatives de communication institutionnelle, même animées des meilleures intentions, se sont souvent soldées par des résultats insuffisants. Les campagnes corporate de l’UE lancées ces dernières années sont trop souvent pensées autour de verticalités déconcertantes, se traduisant par un déferlement d’affiches aseptisées, de slogans hors-sol, d’une communication conçue « pour le peuple, sans le peuple ». Ce dialogue de sourds, cette communication descendante et monocorde, non seulement manque sa cible, mais renforce, paradoxalement, le sentiment de distance et de déconnexion qu’elle prétend combattre. L’UE a trop souvent péché par excès de pédagogie descendante, oubliant que la véritable communication est un échange, un dialogue, une co-construction.

La co-création : redonner une plume aux citoyens, réécrire ensemble le récit européen

Face à cette impasse, une voie se dessine : celle de la co-création. Il ne s’agit plus de simplement informer, de diffuser des messages pré-formatés, mais de véritablement co-construire le récit européen avec les citoyens, de leur redonner une plume, une voix, un rôle d’acteurs à part entière. La Conférence sur l’avenir de l’Europe a timidement, mais significativement, ouvert cette brèche avec des citoyens, tirés au sort, représentant la diversité de notre continent, réunis pour formuler des propositions concrètes parfois audacieuses. Cette initiative, imparfaite certes, démontre avec force que la démocratie participative n’est pas une utopie, mais une réalité tangible, efficace, à condition de lui accorder une écoute sincère et une suite concrète.

Pour concrétiser cette ambition de co-création, des outils innovants, hybrides, peuvent être déployés à grande échelle :

  • Plateformes hybrides : marier le numérique et le local. Associer la puissance des outils numériques – à l’image de la plateforme de participation des citoyens en ligne à l’élaboration des politiques publiques européennes et la richesse des échanges en présentiel, au sein de dialogues citoyens ancrés dans les territoires. Ces plateformes hybrides permettent de démultiplier les canaux de participation, de toucher un public plus large et diversifié, et de favoriser un dialogue continu entre les institutions européennes et les citoyens.
  • Récits incarnés : soutenir les voix de l’Europe vécue. Soutenir activement les projets qui collectent les témoignages, les expériences vécues, en particulier dans les zones rurales, les quartiers périphériques, les communautés souvent marginalisées. Ces « voix de l’Europe » sont précieuses pour humaniser le projet européen, le rendre proche, tangible et pertinent pour chacun.
  • Éducation critique : animer des ateliers de décryptage des institutions européennes, de leurs mécanismes de fonctionnement, de leurs politiques. Le modèle finlandais, qui place l’éducation critique au cœur de son système éducatif, est une source d’inspiration précieuse. Donner aux jeunes générations les outils intellectuels pour comprendre l’Europe, pour se forger une opinion éclairée, pour devenir des citoyens européens actifs et engagés.

L’appel à l’action : écrire l’Europe ensemble, chaque jour

L’heure n’est plus aux déclarations incantatoires, mais à l’action, à la mise en œuvre d’une stratégie de co-création ambitieuse et pérenne afin que la puissance de l’engagement citoyen, au travers de la force des récits partagés et de la capacité de se raconter différemment dans nos projets collectifs se traduit par la réinvention de l’Europe. Chacun, à son niveau, a un rôle essentiel à jouer dans cette entreprise collective :

  • Citoyens : saisir les opportunités, devenir acteurs du changement. Les citoyens doivent s’emparer des outils mis à leur disposition : participer activement aux consultations publiques, s’investir dans les budgets participatifs – à l’image du Fonds citoyen franco-allemand –, rejoindre les initiatives locales, partager leurs histoires, leurs idées, leurs préoccupations. Ils doivent devenir les ambassadeurs du récit européen dans leur quotidien, dans leur communauté, dans leur sphère d’influence.
  • Médias : innover et explorer la parole aux citoyens. Les médias, traditionnels et numériques, ont une responsabilité cruciale afin d’innover avec les « reporters citoyens », encourager le journalisme positif, mettre en lumière les initiatives locales soutenues par l’UE, donner la parole aux citoyens, à leurs expériences, à leurs perspectives. La chaîne Arte, avec sa série « Eurêka ! », qui explore les initiatives européennes innovantes, montre la voie d’une information européenne plus engageante, plus proche des réalités du terrain.
  • Institutions : intégrer la co-création au cœur de leur ADN. Les institutions européennes doivent opérer une véritable révolution culturelle, en intégrant la co-création au cœur de leur fonctionnement. L’idée de panels citoyens permanents, proposée par le Parlement européen est une piste prometteuse : « organiser des « mini-publics » dont les participants, choisis de façon aléatoire, représentent des sous-groupes de la structure socio-économique de l’Union, et ainsi l’ensemble de la société, de manière à prévenir l’inégalité d’accès à la participation à la vie démocratique de l’Union, en offrant aux citoyens qui n’auraient pas eu cette chance autrement, un moyen d’exprimer leur point de vue » ; en intégrant systématiquement les citoyens dans les processus de décision, en les consultant en amont des politiques, en leur donnant un véritable pouvoir d’influence sur l’agenda européen.

Imaginons un instant cette Europe rêvée, cette Europe co-créée : chaque village, chaque quartier aurait son « ambassadeur narratif », formé, outillé, pour relayer les initiatives locales, faire remonter les alertes, tisser des liens entre le local et le global. La politique agricole ne se décréterait plus dans des bureaux feutrés, mais se discuterait dans des fermes ouvertes au contact direct des agriculteurs et des consommateurs. Le Pacte vert européen ne serait plus perçu comme une contrainte imposée d’en haut, mais comme un projet collectif, débattu et enrichi dans des ateliers collaboratifs, au cœur des villes et des campagnes.

L’Europe, un livre ouvert à écrire ensemble

L’Europe ne se décrète pas, elle se vit, elle s’écrit au quotidien, par l’engagement de ses citoyens, par la richesse de leurs échanges, par la force de leurs récits partagés. En faisant de chaque Européen un co-auteur du récit européen, l’UE ne gagnera pas seulement en crédibilité, en légitimité, en efficacité – elle redeviendra une aventure collective, un projet vibrant, porteur d’espoir et de sens. L’Union européenne n’est pas un chapitre clos de l’histoire, un monument figé dans le passé. C’est un livre ouvert, aux pages encore vierges, où chaque main, chaque voix, chaque histoire, peut y écrire, contribuer à façonner son avenir. À nous de saisir cette plume, ensemble, pour écrire les plus belles pages de l’histoire européenne.

Réarmer le récit européen : un impératif unificateur pour réinventer la communication stratégique européenne

Le Livre blanc pour la défense européenne sonne comme un appel à la prise de conscience et à l’action face à la résurgence de conflits, l’accélération des avancées technologiques et l’intensification des menaces hybrides. L’Europe doit répondre à l’impératif de réarmement. Malgré sa puissance économique, son leadership normatif, elle peine à projeter un récit unifié et percutant à la hauteur des enjeux. Comme le souligne Mario Draghi, dans un discours au Sénat à Rome, il est impératif de « dépasser les modèles nationaux et de penser à l’échelle continentale« , une injonction qui résonne avec une acuité particulière dans le domaine de la communication. Dans un monde où la guerre informationnelle fait rage, où les narratifs concurrents s’affrontent pour modeler les opinions et influencer les décisions, le déficit de communication stratégique de l’UE constitue une vulnérabilité. Cette fragilité narrative entrave sa capacité à mobiliser ses citoyens, à défendre ses intérêts sur la scène internationale et à contrer efficacement les menaces qui pèsent sur sa sécurité et ses valeurs.

1. Construire un récit européen unificateur : mobiliser et projeter sa puissance narrative sur la scène mondiale

  • Réhausser le sentiment d’appartenance en mettant en lumière les valeurs partagées, l’histoire commune et les aspirations futures, qui renforce le lien entre les citoyens et le projet européen et transcende les identités nationales sans les nier, mais en les intégrant dans un ensemble plus vaste et porteur de sens.
  • Clarifier le projet européen : Face à la complexité des politiques européennes, un récit clair et accessible permet d’expliquer pourquoi l’Europe est nécessaire, ce qu’elle apporte concrètement aux citoyens, et quelle vision du monde elle défend. Il s’agit de rendre le projet européen intelligible et désirable. Draghi insiste sur l’importance de définir « une stratégie continentale unifiée » pour faire face aux défis actuels.
  • Mobiliser l’opinion publique : un récit inspirant et émotionnellement engageant est un puissant levier de pédagogie et de mobilisation afin de susciter l’adhésion aux politiques européennes, de renforcer la résilience face aux crises, et d’encourager la participation citoyenne.
  • Projeter une puissance normative : un récit européen affirmé, basé sur des valeurs universelles, renforce la crédibilité de l’UE sur la scène internationale, aussi comme modèle alternatif, Draghi évoque la nécessité de penser à « la place de l’Europe parmi les grandes puissances« , ce qui implique une projection narrative forte.
  • Développer une plateforme narrative européenne : créer une initiative à l’échelle de l’UE (impliquant les institutions mais aussi des acteurs culturels, des médias, des universités) pour définir et incarner ce récit européen commun, de manière créative et accessible.

2. Investir dans la « défense narrative » : bouclier informationnel pour protéger l’espace public européen des attaques informationnelles et garantir un débat démocratique libre et éclairé

  • Protéger l’espace informationnel européen : En détectant, analysant et contrant les campagnes de désinformation et de manipulation, la défense narrative préserve l’intégrité du débat public et la liberté d’opinion. Draghi mentionne la « cyber-guerre silencieuse » avec des menaces (désinformation, manipulation, ingérences étrangères, cyberattaques) comme un élément fondamental de la défense moderne, soulignant l’importance de protéger l’espace informationnel avec un renforcement des capacités de fact-checking et de débunking.
  • Renforcer la résilience démocratique : En informant et en éduquant les citoyens aux enjeux de la désinformation, en développant leur esprit critique et leur capacité à vérifier les sources, la défense narrative renforce la résilience des démocraties européennes face aux attaques informationnelles. Draghi insiste sur l’évolution du concept de défense vers « une notion plus large de sécurité globale« , qui inclut la protection contre les menaces informationnelles.
  • Maintenir la confiance publique : En luttant contre la désinformation qui vise à discréditer les institutions européennes et nationales, la défense narrative contribue à maintenir la confiance des citoyens dans le système démocratique. En parlant de la nécessité d’une « défense commune de l’Europe« , Draghi implique une défense qui protège tous les aspects de la sécurité, y compris la confiance dans les institutions.
  • Contrer les narratifs hostiles : La défense narrative ne se limite pas à la réaction. Elle implique également de développer des contre-narratifs proactifs pour déconstruire les récits hostiles et promouvoir les valeurs et les intérêts européens. Draghi souligne que « La défense aujourd’hui ne se résume plus à l’armement, c’est aussi de la technologie numérique« , ce qui implique la nécessité de contrer les narratifs hostiles dans le domaine numérique.

3. Maîtriser les nouveaux champs de bataille communicationnels : stratégies numériques, médias sociaux et IA pour l’influence et la souveraineté européenne

  • Engager les citoyens numériques : Les citoyens, en particulier les jeunes générations, s’informent et interagissent principalement en ligne. L’UE doit être présente et active sur les plateformes numériques pour communiquer avec eux, les informer et les mobiliser. Draghi met en avant l’importance de « l’évolution technologique extrêmement rapide, qui a complètement bouleversé le concept même de défense et de guerre« , soulignant la nécessité d’adapter notre communication à ces nouveaux environnements.
  • Contrer la désinformation en ligne : Les réseaux sociaux et les plateformes numériques sont des vecteurs privilégiés de la désinformation. L’UE doit développer des stratégies spécifiques pour lutter contre la désinformation en ligne et protéger les utilisateurs. Draghi mentionne spécifiquement « Drones, intelligence artificielle, données, guerre électronique, espace et satellites, cyber-guerre silencieuse » comme des éléments fondamentaux de la défense moderne, impliquant la lutte contre la désinformation dans ces domaines.
  • Exploiter le potentiel de l’IA pour la communication : L’IA offre des opportunités considérables pour améliorer l’efficacité de la communication stratégique : analyse de données, personnalisation des messages, détection de tendances, automatisation de tâches, création de contenus innovants. Draghi souligne la « convergence entre les technologies militaires et les technologies numériques« , ce qui ouvre des perspectives pour utiliser ces technologies, y compris l’IA, dans la communication stratégique.
  • Projeter l’influence européenne dans le cyberespace : Le cyberespace est un espace de compétition géopolitique. L’UE doit y affirmer sa présence, défendre ses valeurs et ses intérêts, et contrer les acteurs malveillants. Draghi insiste sur la nécessité de se doter d’ »une stratégie continentale unifiée pour le cloud, le supercalcul, l’intelligence artificielle et la cybersécurité« , ce qui inclut la projection d’influence dans le cyberespace.

4. Amplifier la voix de l’Europe sur la scène internationale : diplomatie publique proactive et storytelling global de conviction

  • Promouvoir les valeurs européennes : Démocratie, droits humains, multilatéralisme, développement durable, sont des valeurs que l’UE souhaite promouvoir à l’échelle mondiale. Une voix européenne forte est essentielle pour porter ces valeurs et les défendre face aux modèles alternatifs. Draghi, en parlant de la défense européenne, souligne que « Tout cela concerne non seulement notre sécurité, mais aussi la place de l’Europe parmi les grandes puissances« , ce qui implique une projection de valeurs et d’influence à l’échelle mondiale.
  • Défendre les intérêts européens : Dans un monde de compétition géopolitique accrue, l’UE doit défendre ses intérêts économiques, commerciaux, sécuritaires, et environnementaux. Une voix européenne unie et audible est un atout majeur dans les négociations internationales et les forums multilatéraux. Draghi mentionne la nécessité d’un « rapport plus équilibré avec l’allié atlantique, y compris sur le plan économique« , ce qui souligne l’importance de défendre les intérêts européens sur la scène internationale.
  • Influencer les débats mondiaux : Face aux défis globaux (climat, pandémies, inégalités, conflits), l’UE a une expertise et des solutions à apporter. Amplifier sa voix permet d’influencer les débats mondiaux, de proposer des solutions innovantes, et de construire un ordre international plus juste et durable. Draghi insiste sur les « complexités géopolitiques actuelles » et l' »évolution technologique extrêmement rapide » comme raisons pour une transformation de la défense européenne, ce qui implique une volonté d’influencer les débats mondiaux sur ces enjeux.
  • Contrer les narratifs concurrents : D’autres puissances mondiales projettent leurs propres narratifs et visions du monde. L’UE doit amplifier sa voix pour contrer ces narratifs concurrents, déconstruire les stéréotypes négatifs sur l’Europe, et promouvoir une image positive et dynamique de l’UE. Draghi, en parlant de la nécessité de « dépasser les modèles nationaux » et de « penser à l’échelle continentale« , implique une volonté de proposer un narratif européen alternatif face aux modèles concurrents.

L’heure est venue pour l’Europe de prendre son destin narratif en main.

Au terme de cette analyse, l’urgence d’une transformation profonde de la communication stratégique européenne apparaît avec une clarté implacable. La mise en œuvre de ces recommandations représente un défi ambitieux, mais aussi une opportunité historique. En investissant résolument dans sa communication stratégique, l’UE peut non seulement renforcer sa résilience face aux menaces informationnelles et aux narratifs hostiles, mais également libérer un potentiel narratif immense. Une Europe capable de raconter son histoire avec force et conviction, de mettre en récit ses valeurs et ses aspirations, de dialoguer avec ses citoyens et le monde entier, deviendra une puissance narrative à part entière, capable d’inspirer, de mobiliser et d’influencer les débats mondiaux.

Du « Blueprint » au « Battlefield », le virage de la communication stratégique des 100 premiers jours de la Commission européenne

La borne des 100 premiers jours sert de baromètre pour évaluer l’alignement entre les promesses initiales et les réalités sur le terrain. Pour la Commission von der Leyen II, marquer ses 100 premiers jours, par une conférence de presse organisée sans urgente raison le week-end, n’est pas seulement une étape symbolique, mais un moment pour évaluer le pivot stratégique en matière de communication. La comparaison entre le plan initial après le scrutin européen et le discours des 100 jours met en évidence un changement dans les priorités politiques, les messages clés et la feuille de route globale…

Alors : juillet 2024 – « Le choix de l’Europe » – une vision d’ambition équilibrée

Les « orientations politiques » d’Ursula von der Leyen, présentées à Strasbourg en juillet 2024, offraient une vision globale construite sur 4 piliers fondamentaux :

  • Prospérité et compétitivité durable : C’était la pierre angulaire, soulignant la nécessité d’un nouveau plan pour la prospérité européenne, axé sur l’approfondissement du marché unique, un pacte pour une industrie propre, la recherche et l’innovation, la productivité numérique, l’investissement durable et le développement des compétences. Le message portait sur le renforcement du moteur économique de l’Europe dans un paysage mondial en mutation, en mettant l’accent sur l’économie sociale de marché et une transition juste.
  • Une nouvelle ère pour la défense et la sécurité européennes : Bien que la sécurité ait été reconnue, l’accent était mis sur la construction d’une « véritable Union européenne de la défense » grâce à des capacités renforcées, au renforcement de la base industrielle et à la préparation aux crises. Le ton était proactif mais pas encore dominé par une perception de menace immédiate.
  • Soutenir les citoyens et renforcer les sociétés et le modèle social : Ce pilier mettait en lumière l’équité sociale, en se concentrant sur le socle européen des droits sociaux, en abordant la crise du logement, l’équité intergénérationnelle et l’égalité. Le message portait sur l’inclusion, la cohésion sociale et la préservation du mode de vie européen.
  • L’Europe dans le monde : tirer parti des partenariats : Ce pilier se concentrait sur le multilatéralisme, l’élargissement comme impératif géopolitique, une approche stratégique des pays voisins (en particulier la Méditerranée) et une nouvelle politique économique étrangère axée sur la sécurité économique, le commerce et les partenariats d’investissement. Le message portait sur une Europe confiante et affirmée sur la scène mondiale, plaidant pour un ordre international fondé sur des règles.

Les messages clés en juillet 2024 pouvaient se résumer à :

  • Choix et unité : L’Europe est confrontée à un choix clair : l’unité ou la fragmentation. Le message était de choisir la voie de l’Union pour relever les défis mondiaux.
  • Résilience et souveraineté : L’accent était mis sur la réduction des dépendances et l’action souveraine dans un monde turbulent.
  • Durabilité et transition numérique : L’engagement envers le Pacte Vert et la transformation numérique comme moteurs de prospérité et de compétitivité.
  • Équité sociale et égalité : Défendre le modèle social européen et assurer l’égalité pour tous.
  • Partenariat et multilatéralisme : Renforcer les alliances et réformer l’ordre mondial.

Maintenant : « Réarmer l’Europe » – une urgence de défense et de sécurité

Dans le discours de presse des 100 jours, le changement est palpable. Les 3 piliers de la prospérité, de la sécurité et de la démocratie sont réitérés comme principes directeurs, le ton et l’accent ont radicalement changé. Le monde décrit n’est plus celui d’un changement gérable, mais celui d’une « vitesse fulgurante », de « bouleversements géopolitiques ébranlant les alliances », de « certitudes qui s’effondrent » et d’une « guerre brutale qui fait rage à nos frontières ».

Priorités politiques actuelles :

  • Domination de la défense et de la sécurité : La sécurité est passée d’un pilier parmi quatre à la priorité absolue. La nomination d’un Commissaire à la défense, le paquet REARM Europe et l’accent mis sur une Union européenne de la défense ne sont pas seulement des initiatives, mais des nécessités existentielles. Le langage est cru : « nouvelle ère de concurrence géostratégique âpre », « la souveraineté et les engagements inébranlables sont remis en question », « tout est devenu transactionnel ».
  • Sécurité économique en tant que sécurité collective : La prospérité est désormais inextricablement liée à la sécurité. La force économique est présentée comme les « deux faces d’une même pièce ». L’accent est mis sur la construction d' »économies fortes » grâce à des partenariats de confiance pour éviter les « sur-dépendances, les vulnérabilités et le chantage ». La compétitivité est présentée comme essentielle à la sécurité collective.
  • Urgence et préparation : L’état d’esprit dominant est celui de l' »urgence » et de la « préparation ». L’appel à « passer à un état d’esprit de préparation » et la convocation du tout premier Collège de la sécurité soulignent ce changement. L’accent est mis sur la rapidité, l’ampleur et la détermination pour faire face aux « crises d’aujourd’hui ».
  • Migration en tant que question de sécurité : Bien que la migration ait toujours été un défi, elle est désormais explicitement encadrée dans le contexte de la sécurité. L’accent mis sur les « retours », l' »ordre européen de retour » et des mesures plus strictes pour les risques de sécurité met en évidence la sécurisation de la politique migratoire.

Les nouveaux messages clés actuels sont :

  • Crise et urgence : Le message primordial est celui de la crise et de l’urgence. Le monde est dangereux et l’Europe doit agir de manière décisive et rapide.
  • REARM Europe et Union de la défense : Le message central est la nécessité de réarmer l’Europe et de construire une Union européenne de la défense comme fondement de la sécurité et de la prospérité.
  • Ouverture et stabilité dans un monde transactionnel : L’Europe restera « ouverte » et défendra le « partenariat et le dialogue », offrant « stabilité et prévisibilité » dans un monde d’incertitude et de gains à court terme.
  • Force économique en tant que sécurité : La compétitivité économique est vitale pour la sécurité, et les investissements dans la défense stimuleront le marché unique.
  • Affirmation et détermination : La Commission est « prête à faire face aux crises d’aujourd’hui » avec « rapidité, ampleur et détermination ».

La feuille de route de la Commission européenneest plus axée sur l’action et motivée par les crises. Bien que les objectifs à long terme demeurent, l’accent immédiat est mis sur :

  • Mise en œuvre de REARM Europe : Faire avancer le paquet défense « avec toute la force nécessaire ».
  • Collège de la Sécurité : Établir un mécanisme de mises à jour régulières sur la sécurité et d’évaluation des menaces.
  • Proposition légale sur les retours de migrants : Adopter une proposition sur les retours comme élément clé du pacte sur la migration et l’asile.
  • Nouveaux paquets ommnibus : Simplifier davantage les règles et réduire les formalités administratives, y compris dans le secteur de la défense.
  • Union européenne de l’épargne et de l’investissement : Lancer cette initiative pour mobiliser des capitaux pour les investissements.
  • Dialogues sectoriels : Poursuivre les dialogues avec les industries clés (agriculture, automobile, acier) avec un sentiment d’urgence renouvelé.

Perspectives et implications en termes de communication stratégique :

Voici les principales perspectives de changement :

  • De la vision à la réaction : Les orientations initiales présentaient une vision proactive pour l’avenir de l’Europe. Le discours des 100 jours est plus réactif, motivé par les crises immédiates et les menaces extérieures. La communication est passée de la présentation d’un plan à long terme à la mise en évidence d’une action urgente dans un environnement volatile.
  • Sécurisation de la politique : La sécurité est devenue le prisme dominant à travers lequel toutes les politiques sont envisagées. De la compétitivité économique à la migration, le récit est de plus en plus encadré par des préoccupations de sécurité. Cela nécessite une stratégie de communication qui équilibre les impératifs de sécurité avec l’engagement de l’UE en faveur de l’ouverture, des valeurs et des droits fondamentaux.
  • Accent sur la puissance militaire (« Hard Power ») : L’accent mis sur REARM Europe et une Union européenne de la défense signale un changement significatif vers la mise en avant des capacités de puissance militaire. La communication stratégique doit désormais transmettre efficacement ce changement tout en rassurant les citoyens et les partenaires qu’il s’agit d’une mesure nécessaire pour la paix et la stabilité, et non d’une militarisation belliciste.
  • L’urgence comme outil de communication : L’insistance constante sur l' »urgence » est un outil de communication pour mobiliser l’action et recueillir le soutien. Cependant, elle comporte également le risque de créer de l’anxiété et potentiellement d’éroder la confiance si elle n’est pas gérée avec précaution. La communication doit équilibrer le message d’urgence avec un message de réassurance et une voie claire à suivre.
  • Partenariats redéfinis par la confiance : Les partenariats ne concernent plus seulement la coopération économique ou politique, mais sont de plus en plus définis par la « confiance ». Cela nécessite une stratégie de communication qui mette l’accent sur les valeurs partagées, la fiabilité et l’engagement à long terme dans la construction d’alliances.
  • Cohésion interne comme impératif de sécurité : L’appel à l’unité et à la cohésion sociale n’est pas seulement un objectif de politique sociale, mais un impératif de sécurité. Les divisions au sein des sociétés sont considérées comme des vulnérabilités qui peuvent être exploitées par des acteurs extérieurs. La communication doit renforcer le message d’unité et de solidarité européennes comme essentiels à la sécurité collective.
  • Nécessité d’un message clair et cohérent : Dans un environnement motivé par les crises, un message clair, cohérent et facilement compréhensible est primordial. La complexité des politiques de l’UE doit être traduite en récits accessibles qui trouvent un écho auprès des citoyens et des parties prenantes, en renforçant la confiance et la compréhension face à l’incertitude.

Les 100 premiers jours de la Commission von der Leyen marquent une transition d’une feuille de route pré-planifiée, le « blueprint » à un mode de réponse aux crises, le « battlefield ». Le défi de la communication stratégique consiste désormais à articuler efficacement ce changement, en équilibrant le besoin urgent de sécurité et de défense avec les valeurs fondamentales de l’UE.

Le récit européen doit transmettre la détermination tout en demeurant un « choix de l’Europe » le contexte nous pousse à nous réarmer, passant d’une décision stratégique à un impératif immédiat de survie et de résilience. La stratégie de communication de l’UE doit désormais refléter cette nouvelle réalité.

Comment penser l’avenir de l’Europe : du soft power au « Reality Power 2.0 » ?

Deux décennies après l’œuvre fondatrice de Robert Kagan, Of Paradise and Power, qui dépeignait les relations transatlantiques comme un choc entre l’idéalisme « vénusien » de l’Europe et le réalisme « martien » américain, la fracture s’est transformée en une divergence bien plus profonde. Aujourd’hui, il ne s’agit plus simplement d’approches concurrentes du pouvoir, mais d’un clivage épistémologique sur la manière dont les sociétés construisent et valident la vérité politique. Les États-Unis embrassent une forme d’« astrological politics », où la résonance émotionnelle et les croyances personnelles priment sur la réalité empirique. L’Europe, quant à elle, reste attachée à une « éthique astronomique », élaborant ses politiques via des données, l’expertise et la délibération rationnelle. Ce fossé interroge la capacité de l’Europe à défendre un modèle de gouvernance fondé sur les faits dans un monde où la vérité elle-même est contestée.

Le Virage astrologique américain : l’ère de la vérité émotionnelle


Les élections américaines de 2024 ont confirmé une mutation profonde de l’engagement politique. Comme le souligne Francis Fukuyama, la politique aux États-Unis est désormais régie par « l’individualisme expressif » — une priorisation de l’identité et des sentiments viscéraux au détriment des faits. L’ère Trump incarne cette dynamique : ses discours offrent des récits validant les peurs et aspirations de ses partisans, indépendamment de leur factualité. Un phénomène qu’Ivan Krastev et Stephen Holmes, dans The Light That Failed, analysent comme un rejet du consensus libéral post-Guerre froide.


Facteurs clés de cette transformation :

  • « Weaponized narratives » : Les leaders populistes fusionnent vérité émotionnelle et réalité, diabolisant l’expertise comme « élitiste ».
  • Épistémologie tribale : La vérité découle de l’alignement partisan, non de la vérification objective.
  • Amplification algorithmique : Les réseaux sociaux renforcent les réalités parallèles, fragmentant les référentiels factuels.

Pour l’Europe, c’est à la fois un avertissement et un défi : comment la gouvernance technocratique peut-elle rivaliser face à la séduction fictionnelle de la politique « astrologique » ?

L’impératif astronomique européen : la raison face à l’émotion

La force de l’Europe réside dans son attachement à une gouvernance « astronomique » — fondée sur les données, le multilatéralisme et la planification à long terme. Du RGPD au Pacte Vert, les initiatives européennes reflètent une croyance dans des solutions systémiques. Pourtant, comme le prévient Emmanuel Macron, l’Europe risque de devenir « un herbivore dans un monde de carnivores » si elle ne parvient pas à émouvoir autant qu’à convaincre.

Les écueils du détachement technocratique :

  • Désenchantement démocratique : Les citoyens perçoivent les institutions européennes comme distantes (ex. : manifestations agricoles contre les normes vertes).
  • Vide narratif : Les politiques complexes (migration, climat) manquent de récits mobilisateurs, laissant le champ libre aux simplifications populistes.
  • Fragmentation identitaire : En l’absence d’un récit européen unificateur, nationalismes et euroscepticismes prospèrent.

Les piliers pour un « Reality Power 2.0 » 


Pour survivre dans un monde post-vérité, l’Europe doit fusionner sa rigueur astronomique avec l’intelligence émotionnelle de la politique astrologique. 

Voici les axes d’une stratégie « Reality Power 2.0 » :

1. Forger des récits captivants pour nos politiques complexes
L’Europe excelle dans la conception de politiques, mais échoue souvent à les incarner. Il faut humaniser l’abstrait :

  • Collaborations médiatiques : S’associer à des créateurs de contenus (YouTubeurs, influenceurs) pour produire des documentaires courts type « L’Europe en action », diffusés aussi sur TikTok et Instagram.
  • Outil innovant : Créer un « EU Impact Navigator », une plateforme interactive cartographiant en temps réel les bénéfices des politiques (ex. : économies annuelles de 500 € par ménage grâce aux subventions solaires).

2. Construire une identité européenne commune
Face à la montée des nationalismes, l’Europe doit devenir une « communauté imaginée » (Benedict Anderson) à part entière :

  • NextGenerationEU 2.0 : Utiliser le plan de relance pour financer des projets culturels transnationaux, un Erasmus+ élargi aux artisans et agriculteurs, ou un réseau de « Digital Citizenship Hubs » offrant des formations aux compétences numériques.
  • Rituels symboliques : Instaurer une « Semaine de la solidarité européenne » autour du 9 mai (journée de l’Europe), avec des événements simultanés : chaînes humaines transfrontalières, hackathons citoyens et concerts virtuels réunissant des artistes des 27 États membres.
  • Patrimoine futuriste : Un « Laboratoire du patrimoine européen » pour relier les valeurs historiques (les Lumières, la paix post-1945) aux innovations technologiques, via des expositions itinérantes utilisant la réalité augmentée et virtuelle.

3. Démocratiser la délibération : une gouvernance hybride
Pour contrer la défiance, l’Europe doit impliquer les citoyens dans la fabrique politique :

  • Plateforme « MonEurope » : Un portail unifié regroupant services (carte santé européenne) et outils participatifs : consultations en ligne, budgets participatifs à l’échelle continentale.
  • Assemblées citoyennes augmentées : Combiner des panels représentatifs (testés lors de la Conférence sur l’avenir de l’Europe) avec des outils d’IA analysant les contributions de millions d’Européens, identifiant les consensus émergents sur des sujets comme la régulation de l’IA ou la fiscalité verte.
  • Gamification civique : Développer une appli type « EU Quest », où les utilisateurs gagnent des “points d’impact” en participant à des consultations ou en s’engageant dans des projets locaux faisant d’eux des ambassadeurs de la démocratie participative.

4. Communication stratégique : des Faits habillés en histoires
L’Europe doit maîtriser l’art du storytelling scientifique :

  • Campagne pour un Pacte Vert incarné : Promu via une campagne de communication mettant en avant des réalisations revitalisant des régions rurales grâce à l’économie circulaire, ou des villes transformant des friches industrielles en éco-quartiers et associer les données sur la réduction des émissions à des récits humains : un mineur polonais reconverti dans l’éolien, une île grecque atteignant l’autonomie énergétique, ou un vigneron bourguignon adaptant ses pratiques au réchauffement.
  • Réseau de leaders d’opinion européens : Contre le risque des chambres d’écho touchant les plus vulnérables à la désinformation mais aussi le prêche aux convertis souvent éduqués et urbains, former une coalition d’intellectuels, artistes et athlètes (comme le programme Cultural Leaders for Europe) pour incarner les valeurs européennes sur les réseaux sociaux.

Dépasser le funambulisme existentiel
L’Europe doit opérer une réinvention copernicienne : garder le cap sur les faits, tout en apprenant à émouvoir. Il ne s’agit pas de singer le populisme, mais de donner aux vérités astronomiques—urgence climatique, défense des démocraties—une résonance culturelle et émotionnelle. En repensant le « soft power » de Joseph Nye en « reality power », l’Europe peut mobiliser massivement.