Quels sont les défis et les opportunités de la communication européenne pour reconquérir les citoyens ?

La communication des institutions européennes est un exercice d’équilibriste tant d’un côté, elle doit incarner l’unité d’un projet politique transnational et de l’autre, elle se heurte à des réalités fragmentées : 24 langues officielles, des cultures médiatiques différentes et une défiance croissante envers les élites. Dans ce paysage en mouvement, comment relever les défis d’expliquer des politiques complexes (ex. le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières) sans tomber dans le jargon ; lutter contre la désinformation, notamment sur des sujets sensibles comme les migrations et créer un sentiment d’appartenance chez des citoyens souvent plus attachés à leur État-nation qu’à l’idée européenne ?

Benchmark de quelques stratégies de communication de l’UE

La communication totem et tabou autour du Pacte Vert européen (European Green Deal) : Lancé en 2019, le Pacte Vert est l’archétype d’une campagne « totem » pour l’UE, une recherche de narratif structurant visant à rendre tangible la neutralité carbone pour 2050, idéalement de manière pédagogique et faire du climat un marqueur de l’identité européenne, avec une recette combinant un narratif émotionnel utilisant des symboles forts sur l’urgence climatique et des outils interactifs, comme des simulateurs en ligne permettant aux citoyens de mesurer l’impact de leurs choix quotidiens sur les émissions de CO₂.

Après la mandature largement consacrée au sujet, le Pacte Vert semble devenu tabou, et les priorités semblent de revenir sur certaines dispositions, sans compter une relative infobésité où les messages se concurrencent entre climat, biodiversité, énergie, alimentation et transport, justifiant encore davantage de communication.

Le dispositif typique et fétichiste de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, initiée en réponse aux critiques sur le « déficit démocratique » de l’UE, illustre une Union européenne à la recherche de solution innovante de consultation citoyenne sans précédent visant à résoudre tous les problèmes : redynamiser la participation en impliquant les citoyens dans la co-création des politiques via des panels représentatifs et réenchanter le projet européen en associant à l’UE des valeurs concrètes (santé, justice sociale, participation) plutôt que des traités institutionnels.

Quoique les résultats quantitatifs soient tangibles en termes de recommandations adoptées dans les panels citoyens, dont certaines intégrées dans des propositions législatives, demeurent quelques limites significatives comme la visibilité inégale et les frustrations post-consultation sur comment les idées des citoyens sont utilisées, plaidant pour une phase de restitution plus poussée.

Les campagnes contre la désinformation (#EUvsDisinfo), créé en 2015 par le Service européen pour l’action extérieure afin de combattre les fake news liées à l’UE, notamment celles propagées par des acteurs pro-Kremlin. Quoique le travail d’étiqueter les contenus réduit le partage de contenus faux, l’initiative peine à toucher les publics sceptiques, ceux qu’il s’agit de convaincre, au point qu’il faudrait davantage utiliser l’humour pour décrédibiliser les fake news et déconstruire les mythes.

Défis au regard des meilleures pratiques en communication institutionnelle

Le défi #1 : fragmentation vs. cohérence narrative

La pratique européenne actuelle privilégie la multiplication des campagnes thématiques au risque que les citoyens perçoivent l’UE comme une « machine à slogans », sans fil conducteur émotionnel. Les meilleures pratiques aujourd’hui repose sur une méthode clé de co-conception du storytelling réunissant ONG et représentants des citoyens, pas des focus groups sur mesure, pour valider les messages pour garantir cohérence et inclusion. Pourquoi ne pas créer une « Task force créative » associant artistes et citoyens, chargé d’harmoniser les messages autour d’une métaphore centrale par exemple « L’Europe, notre maison commune ».

Le défi #2 : désinformation vs. crédibilité scientifique

Les innovations européennes actuelles reposent sur des campagnes factuelles (#EUvsDisinfo) ciblant les « fake news », tandis que la meilleure pratique serait que les influenceurs en ligne soient formés pour être en mesure de relayer ou pas des messages en ayant une compétence minimale et la confiance maximale des publics.Pourquoi ne pas recruter et former des « ambassadeurs improbables » : agrigamers, artisans populaires, formés à déconstruire les mythes anti-UE via des formats courts (ex. TikTok live).

Le défi #3 : participation vs. impact tangible

Les dispositifs participatifs européens actuels s’articulent autour de consultations citoyennes (initiative citoyenne européenne, Conférence sur l’avenir, panels citoyens) perçues comme cosmétiques dont l’avis ne pèse pas. Pourquoi ne pas créer un « Fonds pour la promotion de la démocratie » allouant 1 % du budget communication des institutions européennes à des projets citoyens (documentaires, podcasts) co-produits avec des créateurs.

Transformer les défis en leviers

Les institutions européennes disposent des outils pour rattraper leur retard communicationnel, à condition de :

  1. Désacraliser l’expertise : faire de la communication une co-création citoyenne, non un monologue institutionnel.
  2. Piloter par l’émotion, pas uniquement par des indicateurs quantitatifs.
  3. S’inspirer des modèles innovants de participation malgré des contraintes budgétaires.
  4. Faire de l’UE un « storyteller » : remplacer les rapports PDF par des récits incarnés, une « Task force créative » réunissant artistes, scientifiques et citoyens pourrait repenser le storytelling européen tandis qu’elle piloteraitun « Fonds pour la promotion de la démocratie » allouer 1 % du budget communication à des projets citoyens (documentaires, podcasts) co-produits avec des créateurs.
  5. L’hyperlocal n’est pas une option : adopter une approche « glocale », des messages unifiés et déclinés parce que parler transition exige de parler terrain, le cœur de cible devrait être les publics dans les zones non urbaines. Les 450 centres Europe Direct assurant un ancrage local devraient être renforcés.
  6. La transparence doit être proactive : Les citoyens tolèrent l’échec, mais pas l’opacité.

L’UE doit passer d’une communication « par devoir » à une communication « par désir » – où les citoyens ne subissent plus des messages, mais les incarnent.

Comment réinventer la communication de l’UE pour une génération d’idéalistes pragmatiques et d’acteurs sceptiques du changement ?

Le think tank Debating Europe a eu l’excellente idée d’interroger la prochaine génération sur les grandes décisions qui nous devons prendre pour l’avenir de l’Europe. Le rapport « Voices for choices » traduit les positions de ceux qui vont hériter de l’Europe que nous construisons aujourd’hui, grâce aux voix de 2 000 jeunes Européens au Danemark, en France, en Allemagne, en Italie et en Pologne. Comment écouter attentivement, non seulement les chiffres, mais aussi les tendances de fond afin de réétalonner la communication de l’UE pour un monde aux prises avec une complexité sans précédent et une génération connectée à l’authenticité ?

Que nous dit ce rapport ? Un gouffre de scepticisme s’ouvre entre les jeunes Européens et les institutions censées les servir. Responsables politiques, médias traditionnels, tous sont considérés avec suspicion. Ce n’est pas pour autant l’apathie ; c’est plutôt une génération qui exige des preuves, pas des promesses. Ils sont natifs du numérique, saturés d’informations et parfaitement conscients du fossé entre la rhétorique et la réalité. Ce n’est pas non plus une génération désengagée ; elle est engagée différemment. Elle reste attachée aux processus démocratiques, même si elle se méfie des politiciens. Elle est passionnée par l’action climatique, l’équité et la sécurité, même si elle a le sentiment de ne pas être entendue. Ce sont des idéalistes pragmatiques, qui évaluent les problèmes, moins liés aux lignes de parti politique et plus motivés par un impact tangible.

Principaux enseignements des positions autour des politiques publiques européennes

  1. Polarisation et démocratie : La méfiance envers les institutions traditionnelles alimente un désir d’engagement démocratique plus direct. Malgré le scepticisme envers les politiciens et les médias, les jeunes Européens restent attachés aux processus démocratiques et recherchent des moyens pour que leurs voix soient entendues et aient un impact tangible.
  2. Sécurité et résilience : L’autonomie pragmatique est la posture de sécurité souhaitée. Bien qu’ils se sentent relativement en sécurité, les jeunes plaident pour une plus grande indépendance européenne en matière de défense, d’énergie et de technologie, en mettant l’accent sur la résilience plutôt que sur la peur réactive.
  3. Équité et prospérité : L’anxiété économique alimente une demande de croissance inclusive et durable. Face à un avenir financier incertain et à une confiance limitée dans le soutien institutionnel, les jeunes Européens donnent la priorité au logement abordable, aux revenus minimums garantis et au développement des compétences, tout en croyant fermement à la compatibilité de la protection sociale et des initiatives vertes avec le progrès économique.
  4. Climat et durabilité : La frustration de ne pas se sentir entendu alimente une demande d’action climatique authentique et percutante. Bien qu’ils perçoivent le changement climatique comme une menace urgente et qu’ils soutiennent des mesures audacieuses, les jeunes expriment leur scepticisme à l’égard de l’écoblanchiment des entreprises et soulignent la nécessité d’une action démontrable et d’une responsabilité transparente.

Avenir de la communication de l’UE, inspiré par les jeunes Européens

Transparence radicale et voix authentiques : répondre aux aspirations à l’honnêteté et à la vulnérabilité : Les discours lisses glissent. Nous devons démanteler les chambres d’écho et créer des canaux pour un dialogue authentique. Cela signifie :

  • Défendre les voix d’experts : Amplifier les scientifiques, les chercheurs et les experts en la matière en qui ils ont confiance. Laisser les données et les preuves guider, et non les agendas politiques.
  • Récits racontés par les citoyens : Dépasser les messages descendants. Donner aux jeunes les moyens de raconter leurs propres histoires, en montrant l’impact réel des politiques de l’UE à travers leurs expériences vécues.
  • Offrir des accès « non filtrés » : Offrir des aperçus des coulisses. Humaniser les institutions de l’UE en présentant les personnes qui y travaillent, leurs motivations et les défis auxquels elles sont confrontées.

Dialogue plutôt que diffusion : construire des ponts dans un monde polarisé : Diffuser de l’info ne suffit plus. Nous devons favoriser des conversations significatives qui jettent des ponts entre les divisions et s’attaquent aux causes profondes de la polarisation. Cela nécessite :

  • Créer des plateformes participatives : Développer des plateformes interactives qui facilitent un dialogue authentique, le débat et la co-création de solutions. Penser aux assemblées citoyennes numériques, aux assemblées citoyennes et aux boucles de rétroaction alimentées par l’IA.
  • Adopter la nuance et la complexité : Reconnaître les préoccupations légitimes qui alimentent la polarisation. La communication doit viser à comprendre les différents points de vue, et non à simplement rejeter les voix dissidentes.
  • Investir dans la culture médiatique et l’esprit critique : Doter les jeunes des outils nécessaires pour naviguer dans le paysage informationnel complexe, discerner les faits de la fiction et s’engager dans un discours en ligne constructif.

Communication axée sur l’action : montrer, ne pas se contenter de dire : cette génération est lasse des promesses vides. La communication de l’UE doit être tangiblement liée à l’action et à l’impact. Cela signifie :

  • Mettre en évidence les résultats concrets : Montrer les progrès réels réalisés en matière d’action climatique, de sécurité, d’équité et de prospérité. Se concentrer sur les résultats tangibles et l’impact mesurable sur leur vie quotidienne.
  • Relier les politiques à la pertinence personnelle : Expliquer comment les politiques de l’UE affectent directement les jeunes – leurs emplois, leurs communautés, leur avenir. Rendre l’abstrait concret et pertinent.
  • Appel à l’action et autonomisation : Ne pas se contenter d’informer ; inspirer l’action. Fournir des voies claires pour que les jeunes s’impliquent, apportent leurs idées et deviennent des agents actifs du changement au sein du projet européen.

Exploiter la technologie de manière éthique et efficace : l’IA et les outils numériques ne sont pas l’ennemi ; ce sont des instruments puissants qui peuvent être utilisés à bon escient. Nous devons :

  • Explorer l’IA pour un engagement personnalisé : Utiliser l’IA pour adapter la diffusion de l’information, répondre aux préoccupations individuelles et faciliter des dialogues personnalisés à grande échelle.
  • Exploiter l’IA pour la lutte contre la désinformation : Employer des outils alimentés par l’IA pour identifier et combattre efficacement la désinformation, tout en respectant les principes éthiques et en protégeant la liberté d’expression.
  • Donner la priorité à l’accessibilité et à l’inclusion numériques : S’assurer que tous les canaux de communication sont accessibles à tous les jeunes Européens, quels que soient leur niveau de culture numérique ou leur origine.

Adopter aux contextes : penser global, communiquer local. Une stratégie de communication de l’UE unique et uniforme échouera inévitablement. Elle doit être profondément contextualisé et localisé. Cela signifie :

  • Localiser et adapter les messages de l’UE : Décentraliser activement les efforts de communication non seulement traduire mais surtout adapter le récit européen pour qu’il résonne avec les réalités locales et les nuances culturelles spécifiques à chaque État membre.
  • Investir dans la compréhension approfondie des contextes locaux : Mener des recherches continues et approfondies au niveau national et local pour identifier les préoccupations spécifiques, les paysages médiatiques et les voix de confiance au sein de chaque État membre pour garantir pertinence et impact.
  • Privilégier la subsidiarité et l’appropriation locale : Permettre aux acteurs locaux de s’approprier et tirer parti de l’expertise et de la crédibilité des médias locaux, des leaders communautaires et des influenceurs pour diffuser des messages authentiques et portés par les acteurs du terrain.

Un mandat pour réinventer la communication de l’UE

Les jeunes Européens, bien que sceptiques à l’égard des institutions traditionnelles, ne sont pas apathiques. Leur désir de participation démocratique directe, leur quête pragmatique d’autonomie en matière de sécurité, leurs angoisses concernant une prospérité équitable et leur frustration sur le climat – ce ne sont pas des critiques à esquiver. Ce sont des signaux urgents exigeant un nouveau paradigme de communication qui ne consiste pas à projeter la puissance, mais à reconstruire la confiance, à favoriser le dialogue et à donner à une génération les moyens de façonner son propre destin européen.

Se réapproprier la rédaction du narratif européen : un impératif stratégique et historique

Dans un contexte mondial marqué par le retour de la géopolitique et des rivalités de grande puissance, l’Europe se trouve à un carrefour historique soulignant la nécessité pour les Européens de redéfinir leur place dans le monde. Inspirés par les réflexions de Luuk van Middelaar, “The Return of History to the Present” du Brussels Institute for Geopolitics, il est impératif pour l’Europe de se ressaisir de son narratif stratégique et historique. Comment l’Europe peut-elle renouveler sa compréhension de l’histoire pour renforcer son identité collective et sa capacité d’action ?

Le retour de l’Histoire : une réalité incontournable

Le réveil brutal de l’Europe : Comme le souligne Luuk van Middelaar, « les événements de 1989 ont pu nous faire croire en Europe que (…) nous étions en paix, mais en réalité, ce qui s’est passé était un grand désarmement ». Mais pas seulement un désarmement militaire, bien sûr, en fait, surtout un désarmement de nos armes linguistiques pour nous définir, pour nous décrire comme Européens. La montée des rivalités entre grandes puissances brise cette illusion, marquant un tournant décisif dans l’ère post-guerre froide.

Une nouvelle ère historique : La reconnaissance de cette nouvelle ère historique est cruciale. Selon van Middelaar, « il y a une prise de conscience vague que nous entrons dans une nouvelle ère historique », accompagnée d’un sentiment général de désorientation. Pour naviguer dans cette période incertaine, l’Europe doit développer une boussole temporelle, une histoire qui l’ancre et la guide vers l’avenir.

Repenser l’Histoire : une discipline essentielle

La nécessité d’une pensée de l’Histoire : Le récit historique ne se limite pas à l’accumulation de faits – même si ce travail est plus que jamais nécessaire avec les fake news – elle exige une pensée critique qui nous aide à comprendre les dynamiques du changement historique. Comme le dit Hajo Holborn, cité par van Middelaar « un traitement constructif des problèmes européens actuels appelle une pensée historique, qui est quelque chose de plus que la simple connaissance historique ».

Caractéristiques de la pensée historique :

  1. Les dynamiques du changement : L’histoire nous enseigne que le changement peut être rapide ou lent, nécessitant une vigilance constante face aux transformations inattendues.
  2. La nature du temps : Différencier Chronos (le temps mesuré) de Kairos (le moment opportun) est essentiel pour saisir les moments critiques où l’action est nécessaire.
  3. Ironie et surprise : L’histoire est pleine de surprises et d’ironie, soulignant l’importance de rester flexible et adaptable.
  4. Tragédie : Reconnaître les conflits inévitables entre valeurs positives (comme le dilemme de la paix contre la justice) est crucial pour une compréhension nuancée du monde.
  5. Liberté : Malgré les contraintes du passé, l’histoire offre des possibilités de nouveaux commencements, renforçant notre capacité à agir librement.

Construire un récit politique européen

L’importance d’un protagoniste commun : L’histoire est intrinsèquement politique, impliquant le choix d’un protagoniste qui définit un « nous ». Pour l’Europe, cela signifie construire un récit collectif qui transcende les appartenances nationales tout en respectant les diversités culturelles. Pour Luuk van Middelaar, « Dire « Nous, Européens » n’est pas chose facile pour nous, déchirés comme nous le sommes entre une aspiration universelle et, souvent, une appartenance nationale ».

Écrire notre propre Histoire : Face aux récits imposés par d’autres puissances, l’Europe doit prendre la plume pour écrire son propre récit. Comme l’a fait remarquer Winston Churchill, « l’histoire sera clémente avec moi, car j’ai l’intention de l’écrire ». En définissant un narratif européen, nous pouvons mieux comprendre notre passé, affirmer notre présent et façonner notre avenir.

Le retour des événements historiques impose à l’Europe de réinvestir dans son narratif stratégique en embrassant une pensée historique et en construisant un récit politique afin de renforcer notre identité collective et notre capacité à agir sur la scène mondiale. Il est temps pour les Européens de se ressaisir de leur histoire.

L’UE s’ambitionne « Continent de l’IA » mais se réalise en îlot de bonnes intentions dans l’océan technologique mondial face aux USA et à la Chine ?

Bruxelles nous invite à rêver : l’Europe deviendrait le « Continent de l’IA », une ambition parée des vertus de l’éthique, du respect des droits et de notre précieux humanisme. Le plan d’action de l’UE décline infrastructures (les fameuses « AI Factories » et « Gigafactories »), données (« une Union des données »), régulation des algorithmes, recrutement des talents et, bien sûr, révision de l’AI Act. Un édifice intellectuellement séduisant. Mais osons poser des questions qui fâchent. Cette vision, quoiqu’ambitieuse sur le papier, est-elle réellement calibrée pour la compétition féroce et quasi-existentielle qui se joue ? Sommes-nous en train de bâtir un leader mondial, ou de nous draper dans une supériorité morale pendant que d’autres définissent de facto l’avenir technologique ? Tout effort de communication, bien qu’indispensable pour faire la pédagogie, ne risque-t-elle pas de n’être qu’un murmure face au vacarme des investissements et des déploiements américains et chinois ?

L’ambition concrètement, entre réalité chiffrée et illusion d’échelle ?

Regardons les chiffres annoncés : 10 milliards d’euros (public/privé) pour le supercalcul et les AI Factories jusqu’en 2027, un objectif de mobilisation de 200 milliards via InvestAI. Impressionnant ? Peut-être à l’échelle européenne. Mais est-ce seulement comparable aux centaines de milliards injectés par les fonds de capital-risque américains dans une poignée de géants de la tech, ou aux investissements massifs et dirigés par l’État chinois pour intégrer l’IA à toutes les strates de son économie et de sa société ? Quand une seule entreprise américaine, Nvidia, pèse plus en bourse que l’ensemble du CAC 40, pouvons-nous sérieusement parler de jouer dans la même cour avec nos budgets actuels, même mobilisés ? Ne sommes-nous pas en train de financer des laboratoires là où d’autres construisent des empires ?

Le temps institutionnel de l’UE face à la vitesse quantique de l’IA aux USA et en Chine

Le plan mentionne l’urgence, la nécessité d’agir vite (« Swift policy action is of highest priority »). Pourtant, les échéances clés semblent s’étirer : fin 2025, début 2026 pour des appels ou des législations structurantes, une application complète de l’AI Act s’étalant jusqu’en… 2027. Pendant ce temps, chaque trimestre voit émerger de nouveaux modèles fondamentaux aux États-Unis, potentiellement disruptifs, tandis que la Chine déploie l’IA à une échelle et une vitesse qui défient l’entendement européen. Ne sommes-nous pas condamnés à réguler hier les technologies que d’autres inventent aujourd’hui et déploieront demain ? Notre sens de la mesure et du processus démocratique, si précieux soit-il, est-il compatible avec la temporalité brutale de cette révolution ?

La primauté réglementaire : un bouclier protecteur ou un frein à main ?

L’AI Act est présenté comme notre avantage compétitif : la confiance, l’éthique. Mais cette primauté accordée à la règle avant l’innovation massive n’est-elle pas un pari risqué ? Alors que les États-Unis misent sur une innovation largement débridée (quitte à en gérer les conséquences a posteriori) et que la Chine optimise pour l’efficacité et le contrôle, ne risquons-nous pas de créer l’écosystème d’IA le plus éthique… mais le moins pertinent économiquement et géopolitiquement ? L’intention de faciliter la conformité pour les PME est louable, mais suffit-elle à compenser la complexité inhérente et le signal envoyé au marché : « innovez, mais faîtes attention » ?

Le déficit narratif : peut-on « communiquer » avec succès un géant aux pieds d’argile ?

Au-delà des budgets et des agendas, il y a le récit. Le plan d’action est un document technique, pas une épopée mobilisatrice. Où est la vision vibrante qui peut inspirer nos chercheurs, attirer les meilleurs talents mondiaux face aux sirènes de la Silicon Valley, convaincre nos PME d’adopter l’IA avec audace, et rassurer un public européen légitimement perplexe ? Est-il même possible pour une structure aussi complexe et consensuelle que l’UE de produire un récit aussi puissant et direct que celui des GAFA ?

Le « Continent de l’IA » risque fort de rester un slogan technocratique si nous n’investissons pas massivement, non pas dans la « communication » au sens traditionnel, mais dans la construction culturelle et politique d’une ambition partagée.

Il s’agit de dépasser l’illusion que l’adhésion à un projet aussi transformateur que l’intelligence artificielle à l’échelle européenne puisse être obtenue par des techniques de communication classiques – campagnes d’information, relations publiques, vulgarisation technique. Ces approches sont nécessaires mais radicalement insuffisantes face à l’ampleur du défi.

Pourquoi la communication traditionnelle ne suffirait pas à transformer l’UE en « continent de l’IA » ?

  1. Les limites d’une communication descendante : L’IA n’est pas un produit de consommation ordinaire ou une simple politique sectorielle. Elle touche aux fondements de nos sociétés : travail, vie privée, démocratie, identité, éthique. Tenter de « vendre » une vision pré-définie par les institutions, aussi bien intentionnée soit-elle, se heurte inévitablement à un mélange d’incompréhension, d’anxiété légitime et de scepticisme. La communication traditionnelle informe, mais elle ne crée pas intrinsèquement l’appropriation ni la confiance profonde requises ici. Elle peine à répondre au besoin fondamental de sens et de contrôle des citoyens face à une technologie perçue comme complexe et potentiellement déstabilisante.
  2. Le besoin d’une « acculturation » à l’IA : Parler d’une construction culturelle, c’est reconnaître que l’IA doit devenir un sujet de société largement débattu, compris (même sans expertise technique) et intégré dans notre paysage mental collectif. Cela implique :
    • Une éducation massive : Aller bien au-delà des spécialistes et intégrer une compréhension critique et pratique de l’IA à tous les niveaux du système éducatif, de l’école primaire à la formation continue des adultes.
    • Une dialogue public structuré : Créer des espaces permanents et accessibles (forums citoyens, débats locaux et nationaux, plateformes en ligne dédiées) où les enjeux éthiques, sociaux et économiques de l’IA sont discutés ouvertement, sans jargon, et où les préoccupations peuvent être exprimées et entendues.
    • Un soutien à la création et à la médiation : Encourager les artistes, les écrivains, les cinéastes, les journalistes à s’emparer du sujet de l’IA, à explorer ses potentialités et ses ambiguïtés, contribuant ainsi à forger un imaginaire collectif européen autour de cette technologie. Soutenir les musées, les centres de science pour rendre l’IA tangible et compréhensible.
    • Une visibilité des bénéfices tangibles : Mettre en lumière non seulement les plans, mais surtout les réalisations concrètes et les histoires humaines qui montrent comment l’IA « made in Europe » améliorera la santé, l’environnement, le travail, la culture – ancrer la vision dans le réel vécu.
  3. L’indispensable ancrage politique : La construction politique va au-delà des déclarations de la Commission ou des votes au Parlement européen. Elle nécessite :
    • Un Consensus transpartisan et transnational : Faire de l’IA européenne une priorité partagée qui dépasse les clivages politiques habituels et les intérêts nationaux. Cela demande un engagement fort et constant des chefs d’État et de gouvernement, des parlements nationaux.
    • Une co-construction de la vision : Impliquer activement les citoyens, les partenaires sociaux, la société civile dans la définition même des priorités et des garde-fous de l’IA européenne. Le projet ne doit pas être perçu comme imposé par « Bruxelles », mais comme émanant d’une volonté collective.
    • L’IA comme élément structurant du projet européen : Intégrer explicitement la vision d’une IA européenne souveraine et éthique au cœur du narratif politique global de l’Union, au même titre que la paix, la démocratie ou le marché unique. Ce n’est pas juste un dossier technique, c’est une dimension essentielle de l’avenir de l’Europe.

Investir dans une construction européenne culturelle et politique, c’est reconnaître que la légitimité et le succès du « Continent de l’IA » ne se décrètent ni depuis des bureaux ministériels ni dans des laboratoires de recherche. C’est un mouvement de société qui se construit patiemment dans les esprits, les cœurs et les débats démocratiques de millions d’Européens. Sans cet investissement massif dans le « logiciel » humain, culturel et politique, le « matériel » – les supercalculateurs, les data centers, les algorithmes – risque de tourner à vide, faute d’une appropriation collective et d’une direction politique claire et partagée. Le slogan restera lettre morte s’il ne devient pas une ambition vécue et portée par la société européenne dans son ensemble.

Quelle audace raisonnable entre puissance et marché pour l’Europe de l’IA ?

L’heure n’est plus aux demi-mesures ou aux satisfecits sur nos intentions vertueuses. L’Europe veut-elle être un acteur de premier plan dans la définition de l’avenir technologique mondial, avec les risques et les investissements colossaux que cela implique ? Ou se contente-t-elle d’être le régulateur bienveillant d’innovations conçues ailleurs, un « marché » plutôt qu’une « puissance » ?

La véritable audace ne réside pas seulement dans l’écriture de plans ambitieux, mais dans la lucidité de nos diagnostics, la rapidité de nos actions, l’échelle de nos investissements et, surtout, dans notre capacité à forger et à porter un récit qui transcende la technique pour toucher à l’imaginaire collectif. Sans un sursaut radical sur tous ces fronts, le « Continent de l’IA » risque de n’être qu’une note de bas de page dans l’histoire que d’autres sont en train d’écrire. Avons-nous encore le temps et la volonté politique de changer la donne ? La question reste douloureusement ouverte.

Élections européennes 2024 : quels impacts de l’IA générative dans les campagnes électorales ?

Selon un rapport de la Fondation Kofi Annan et de Democracy Reporting International, l’IA générative (GenAI) s’est immiscée dans les campagnes électorales. Bien que le déluge prédit de désinformation pilotée par l’IA ne se soit pas entièrement matérialisé, le rapport offre des conclusions sans ambiguïté : la GenAI n’est plus une menace hypothétique, mais un outil tangible activement exploré dans la sphère politique, principalement sous la forme d’images synthétiques, souvent déployée par des acteurs politiques populistes pour amplifier des récits préexistants. Le potentiel de manipulation sophistiquée est indéniable, même si son impact à grande échelle lors de ce cycle électoral aura été limité. Ce n’est pas le moment de l’alarmisme, mais de la prospective et de l’adaptation…

Principales conclusions sur la GenAI lors des élections européennes de 2024

Les préoccupations concernant l’utilisation abusive généralisée de l’IA générative étaient fortes mais aucune utilisation significative et généralisée n’a été observée. Cependant, la GenAI facilement identifiable a été le plus fréquemment utilisée en France, les partis politiques d’extrême droite en France, en Allemagne et en Italie s’avérant être les utilisateurs les plus constants, principalement pour la création d’images synthétiques non étiquetées promouvant des thèmes nationalistes, anti-islamiques et conservateurs. Les plateformes ont eu du mal à détecter et à étiqueter le contenu GenAI, malgré les cadres réglementaires tels que le DSA et les engagements volontaires pris par les plateformes. Les études sur la perception du public ont mis en évidence une faible confiance du public dans l’identification du contenu GenAI, soulignant le besoin urgent d’initiatives d’éducation aux médias. Malgré l’impact limité lors de ces élections, le rapport souligne que la GenAI est un facteur croissant dans le paysage de l’information, nécessitant des stratégies proactives pour atténuer les risques potentiels pour les processus démocratiques.

Transparence et détection sont primordiales, mais pas des panacées

Le rapport souligne les difficultés à détecter le contenu GenAI, même pour les plateformes équipées de technologies avancées. Bien que le règlement sur les services numériques de l’UE et l’AI Act soient des étapes essentielles pour établir un cadre réglementaire, se fier uniquement à la détection et à l’étiquetage est insuffisant.

Il faut développer des outils de détection robustes et évolutifs, tout en reconnaissant leurs limites inhérentes. La transparence, en particulier de la part des acteurs politiques, reste une pierre angulaire de l’intégrité démocratique. Le manquement constant à étiqueter le contenu GenAI, comme observé dans le rapport, est une tendance préoccupante qui exige une plus grande responsabilité et le respect de normes à sanctionner.

La culture médiatique est le fondement de la résilience, mais pas seule

Les conclusions du rapport sur la perception du public sont préoccupantes. La faible confiance du public dans l’identification du contenu GenAI, associée à une connaissance limitée de la technologie elle-même, crée une vulnérabilité que les acteurs malveillants peuvent exploiter. Investir dans des initiatives globales de culture médiatique n’est pas simplement une mesure réactive, mais une stratégie proactive pour autonomiser les citoyens.

Ces initiatives doivent aller au-delà de la simple vérification des faits pour englober les compétences en pensée critique, la vérification des sources et une compréhension de l’écosystème de l’information numérique en évolution. Le « pré-bunking« , mis en évidence dans le rapport, offre une voie prometteuse pour renforcer la résilience cognitive face à la désinformation.

La confiance dans les médias et les institutions est la monnaie ultime mais fragile

Le rapport souligne à juste titre que l’impact de la désinformation pilotée par la GenAI est intrinsèquement lié au niveau de confiance dans les institutions démocratiques et les médias. Dans une ère de paysages d’information fragmentés et d’érosion de la confiance, nos communications stratégiques doivent donner la priorité à la reconstruction et au renforcement de ces fondations.

Cela nécessite un engagement envers l’exactitude factuelle, des pratiques de communication transparentes et un dévouement manifeste à servir l’intérêt public. En renforçant la crédibilité des sources d’information établies et en favorisant un dialogue constructif, nous pouvons créer un environnement moins susceptible d’être manipulé, quels que soient les outils technologiques employés.

Facteurs de risque de la GenAI pour faire basculer une élection ?

Quant aux inquiétudes sur la désinformation et la manipulation de l’opinion publique, pour le professeur Thorsten Quandt, la GenAI aura un impact, mais ne sera pas forcément un « bouleversement » majeur. La confiance dans la démocratie, le système politique et le journalisme traditionnel reste déterminante pour la vulnérabilité d’une société. C’est pourquoi les acteurs populistes cherchent à saper la confiance dans les médias. Le « pré-bunking » s’avère plus efficace que le « débunking » pour renforcer la culture médiatique. La généralisation de la GenAI sur les réseaux sociaux pourrait paradoxalement renforcer la confiance envers les sources d’information fiables. La vulnérabilité à la désinformation est étroitement liée à la structure des systèmes médiatiques. La polarisation idéologique et les liens étroits entre les systèmes politiques et médiatiques augmentent également la susceptibilité à la désinformation. Ainsi, l’impact de la GenAI sur les élections dépendra largement du contexte médiatique et politique dans lequel elle est diffusée.

Focus sur des incidents en France, en Allemagne et en Italie

En France, des comptes TikTok se faisant passer pour des proches fictifs de Marine Le Pen et Marion Maréchal ont utilisé la GenAI avec la génération de fakes en « face-swapping » pour promouvoir des sentiments nationalistes, gagnant des centaines de milliers de vues (plus de 30 000 abonnés et jusqu’à 400 000 likes par vidéo) avant d’être supprimés. Amandine Le Pen, Léna Maréchal, des deepfakes qui entrent en campagne en se sont présentant comme des influenceuses nièces de Marine Le Pen, Amandine Le Pen et Léna Maréchal. De plus, le Rassemblement National et Reconquête ont largement utilisé des images GenAI non étiquetées dans leurs campagnes, se concentrant sur des thèmes nationalistes et anti-immigration. Des acteurs étrangers sont également intervenus, avec une vidéo GenAI de faible qualité imitant un journaliste de France24 pour affirmer faussement que le président Macron avait annulé une visite à Kiev en raison d’un complot d’assassinat, diffusée par des médias pro-russes.

En Allemagne, l’Alternative für Deutschland (AfD) a principalement utilisé la GenAI sur Facebook, déployant des images pour alimenter des sentiments anti-migrants et la nostalgie d’une Allemagne ethniquement homogène. Des branches régionales de l’AfD ont partagé des images de jeunes inexistants approuvant le parti et des contenus provocateurs comme une image de « fête allemande du barbecue » partagée pendant le Ramadan, dont aucune n’était étiquetée comme générée par l’IA.

En Italie, Matteo Salvini et son parti, la Lega, ont été identifiés comme des utilisateurs importants de la GenAI, déployant au moins 19 publications dans le cadre de leur campagne « Più Italia, Meno Europa » (Plus d’Italie, Moins d’Europe). Ces images, diffusées sur Facebook, X et Instagram, ont promu des opinions nationalistes et eurosceptiques, utilisant parfois des images controversées pour critiquer la gestation pour autrui et d’autres fois évoquant des sentiments anti-islamiques. Ni la Lega, ni les plateformes n’ont étiqueté ce contenu GenAI.

Perspectives pour une approche collaborative et adaptative

L’avenir de la communication électorale à l’ère de la GenAI exige une approche multidimensionnelle, collaborative et adaptative visant à :

  • Renforcer les cadres réglementaires : Mettre en œuvre vigoureusement les DSA et AI Act et évaluer en permanence son efficacité pour relever les défis évolutifs de la GenAI.
  • Favoriser l’innovation de détection et de vérification : Soutenir la recherche et le développement de technologies de détection et de vérification de l’IA, tout en reconnaissant le jeu du chat et de la souris en cours avec les acteurs malveillants.
  • Investir dans la culture médiatique : Développer et déployer des programmes complets de culture médiatique dans toutes les catégories démographiques, en mettant l’accent sur la pensée critique et la résilience numérique.
  • Promouvoir des pratiques éthiques en matière d’IA : Encourager l’auto-régulation et l’adoption de lignes directrices éthiques par les acteurs politiques, les entreprises technologiques et les développeurs d’IA.
  • Construire une collaboration intersectorielle : Faciliter le dialogue et la coopération entre les décideurs politiques, les plateformes, les organisations médiatiques, la société civile et le monde universitaire afin d’élaborer des stratégies coordonnées.

Les élections européennes de 2024 peuvent servir de signal que la GenAI n’est pas une menace à éradiquer, mais une technologie transformatrice qui remodèle le paysage de l’information. Notre défi, et notre opportunité, résident dans l’exploitation de son potentiel tout en atténuant ses risques en embrassant un engagement de toutes les parties-prenantes envers les valeurs démocratiques afin de franchir la frontière générative en garantissant que les communications lors des campagnes électorales restent dignes de confiance dans les années à venir.