Alberto Alemanno dans une vaste analyse « Unboking the Conference on the Future of Europe and its Democratic Raison d’Être » décrypte la tentative de créer une nouvelle structure d’opportunité transnationale pour la délibération participative, capable de compenser le manque d’un véritable espace politique et médiatique paneuropéen…
Questions autour d’une révolution copernicienne
La « révolution copernicienne » consistant à impliquer les citoyens dès le début de la réforme institutionnelle – par la consultation puis la délibération – peut-elle tenir sa promesse ? La conférence sur l’avenir de l’Europe peut-elle à elle seule être un remède à l’absence d’une infrastructure démocratique paneuropéenne critique et mature, capable de libérer certains des potentiels démocratiques de la participation transnationale ? Comment le processus délibératif ad hoc peut-il être transnationalisé et intégré – et donc institutionnalisé – dans le processus décisionnel quotidien de l’UE ? Dans quelle mesure ces processus délibératifs peuvent-ils redonner aux citoyens de l’UE une partie de leur propre pouvoir constituant dans l’avenir démocratique de l’Union ?
Malgré les inégalités socio-démographiques et les défauts représentatifs affectant les contextes délibératifs, les panels de citoyens européens peuvent être considérés comme l’effort le plus articulé pour construire un espace délibératif transnational encore inexistant après soixante-dix ans d’intégration européenne. S’ils étaient institutionnalisés à l’issue de la Conférence, les panels délibératifs pourraient offrir un nouveau rythme – et donc un dynamisme – à la démocratie européenne au-delà des élections. Comme le dit Jürgen Habermas, lutter pour la délibération dans la pratique politique n’est pas – et ne devrait pas être – une « exubérance utopique ».
L’innovation démocratique délibérative et participative, nouvelle raison d’être de l’UE
Dans l’effort participatif visant à obtenir des résultats politiques meilleurs et plus légitimes en impliquant les citoyens ordinaires de manière plus complète et plus systématique dans le processus politique européen, la Conférence sur l’avenir de l’Europe peut être comprise comme une nouvelle tentative de faire participer les citoyens en s’appuyant, cette fois-ci, également sur leur contribution – à travers la création d’un espace de délibération transnational autrement inexistant – pour se lancer dans une auto-réflexion institutionnelle, éventuellement ontologique.
Son lancement reconnaît intrinsèquement les limites du modèle participatif européen post-Lisbonne et son attente sous-jacente selon laquelle la participation des citoyens en soi pourrait, par conséquent, combler comme par magie l’écart entre le pouvoir et la responsabilité électorale dans l’Union. Il s’avère qu’en l’absence d’une infrastructure démocratique paneuropéenne et d’un discours connexe rendant le processus politique visible et accessible à un large public, la participation citoyenne ne peut à elle seule compenser l’incapacité des citoyens de l’UE à exprimer leur désir de changement dans la politique européenne.
Aller au-delà de la simple participation, en établissant un espace délibératif transnational de haut en bas, dans l’espoir que cela puisse conduire à de nouvelles dynamiques de pouvoir qui pourraient éventuellement contribuer à combler cette lacune. Le niveau de responsabilité politique sans précédent des citoyens pourrait promouvoir non seulement de nouvelles conversations entre les peuples européens et les institutions publiques – tant européennes que nationales – mais également entre les citoyens eux-mêmes. Cela pourrait à terme ouvrir la voie à de nouvelles dynamiques de pouvoir entre les élus et les non-élus, et leurs différentes sources de légitimité correspondantes, d’une manière jamais connue auparavant au sein de l’UE.
La Conférence sur l’avenir de l’Europe, un exercice original d’innovation démocratique transnationale, avec toutes les promesses et les défauts d’un prototype
L’UE est en passe de devenir un « laboratoire » remarquable pour tester empiriquement la validité de la participation délibérative en général, mais plus particulièrement à l’échelle transnationale, d’une manière qui n’a jamais été faite auparavant. La Conférence peut être considérée comme le terrain d’essai ultime du concept normatif de Habermas de démocratie délibérative dans un contexte transnational. Le philosophe allemand a insisté au cours des dernières décennies sur la nécessité de construire un espace de délibération transnational pour amener l’idée d’une démocratie supranationale européenne à un niveau supérieur. C’est exactement ce que cette conférence s’efforce d’offrir. Son architecture participative établit, quoique sur une base ad hoc, un espace de délibération transnational sans lequel ni ses citoyens ni ses élus ne seraient exposés – et attentifs – aux points de vue exprimés dans d’autres parties de l’Union.
La Conférence peut donc être considérée comme offrant une nouvelle structure d’opportunités expérimentale et temporaire qui pourrait permettre aux acteurs institutionnels et aux citoyens d’acquérir une exposition tout à fait sans précédent, et donc enrichissante, aux préférences transnationales ascendantes. Au milieu du soutien de certains médias et d’un public plus large, le discours paneuropéen de citoyen à citoyen qui s’ensuit pourrait potentiellement les faire prendre conscience de l’histoire, des contributions, des angoisses et des aspirations des autres, approfondissant ainsi une compréhension si essentielle au développement d’un sentiment d’autonomie. Cela seul pourrait modifier la dynamique politique des négociations interétatiques grâce à de nouvelles méthodes, ce qui pourrait à son tour reconfigurer le débat politique et, plus largement, public dans l’ensemble de l’Union.
Même s’il serait naïf de s’attendre à ce que cette initiative d’innovation démocratique ad hoc résolve comme par magie le malaise démocratique de l’UE, l’expérimentation intégrée à la Conférence peut être considérée comme un premier pas prometteur vers la réalisation du potentiel de renforcement de la légitimité de la participation.
Plutôt que de mesurer le succès de la Conférence à l’aune de sa capacité à mener avec précaution à une réforme des traités – ou à la transformer en un nouveau mode d’élaboration de la constitution –, il serait peut-être plus pertinent de l’évaluer à l’aune de sa capacité à offrir aux institutions européennes et nationales ainsi que des citoyens, un avant-goût d’une Union transnationale plus intelligible, plus délibérative et donc plus centrée sur les citoyens. Seule cette dernière issue pourrait compenser le péché originel de l’Europe « démocratique », celui d’aller de l’avant avec la réforme institutionnelle de l’UE non seulement sans la contribution directe des citoyens, mais aussi malgré les référendums négatifs organisés dans deux États membres de l’UE en 2005.
En fin de compte, alors que les citoyens de l’UE continuent de manquer de possibilités efficaces pour façonner l’intégration européenne, le lancement de la Conférence sur l’avenir de l’Europe marque le premier aveu explicite qu’ils – et non les États membres ou les institutions de l’UE – sont la source ultime de l’autorité et de la légitimité de l’UE. Il reste à voir si et comment une telle admission peut se traduire par un renforcement permanent du contrôle des citoyens sur le développement constitutionnel de l’UE. Une fois que le génie démocratique de l’Europe sera sorti, il sera difficile de le remettre dans la bouteille.