Richard Werly, journaliste suisse Blick en tant que membre de son Conseil publie pour la Fondation Jean Monnet pour l’Europe une note « Comment parler d’Europe ? Les mots, les mythes, les faits » afin de réfléchir davantage aux moyens de positiver les expériences et les résultats obtenus ensemble sur la route d’une Europe plus forte et plus unie par une avalanche de mots confus, de mythes instrumentalisés et de faits interprétés de façon toujours plus aléatoires…
1. Questionner l’horizon : comment, pourquoi, à quel prix ?
L’évidence, pour qui s’interroge sur le narratif et son impact, est que le fossé entre les affirmations institutionnelles et le ressenti des individus s’accroît.
Cette Europe, le citoyen s’en détourne de plus en plus parce que sa narration devient inintelligible.
Apprenons à redevenir des clients exigeants d’une marque Europe dont nous apprécions les produits « prêts à porter », mais dont nous ne comprenons plus les choix des dernières collections…. Cela suppose de passer par une réhabilitation de la subsidiarité et de réapprendre à parler d’Europe comme exercice de préapprentissage des réalités et des besoins en cessant de jouer sur le terrain des principes.
2. Parler d’Europe, mais avec qui, pour qui et dans quel but ?
L’ingérence de l’Europe dans la vie quotidienne des Européens est devenue plus tangible, qui procède d’une politique de stimulation plutôt que d’harmonisation donnant l’impression que tout est décidé à Bruxelles.
C’est le résultat d’une maladie auto-immune dont souffre l’Union, aggravée par son incapacité à s’interroger sur ses causes et à chercher le remède ailleurs que dans les couloirs de ses institutions ou des gouvernements qui conduit à un dysfonctionnement du système immunitaire européen consistant à négliger l’argumentaire au profit de l’inventaire.
Ne pas se tromper d’Union, il s’agit d’en finir avec l’Europe de l’inventaire
Il faut repartir de la méthode Monnet : partir de l’inventaire pour bâtir l’argumentaire. Le récit européen doit être une question de conviction, viser une Europe de la demande, pas de l’offre. L’Europe de l’inventaire est un danger car il repose sur des réalités chiffrées faciles à déformer, à contester, à oublier.
3. Dissiper le brouillard : gare à la fausse promesse du « Nous, européens »
Le « que signifie être européen » n’est plus abordé et plus explicité avec un point d’interrogation à la fin. L’affirmation a remplacé le questionnement. Les symboles sont devenus des ornements. L’Europe est un décor, plus ou moins revendiqué par ceux qui l’utilisent. Comme si être européen était une sorte de parure, de vitrine, de devanture. Le fameux narratif a pris un raccourci. On ne réfléchit plus à ce que cela veut dire d’adhérer, ou non, au projet européen. On le déroule sur les murs comme un papier peint, ou pis, un paravent.
Le problème est qu’en termes de communication, de visibilité et donc de compréhension du projet européen, une forme de brouillard s’est installée.
Pour lutter contre ce syndrome de l’instabilité permanente, la construction européenne en rajoute sans cesse davantage pour démontrer son immuabilité.
La mise en évidence des acquis de l’UE, un réflexe historique compréhensible fait que l’Union s’est condamnée à parler toujours positivement d’elle-même, cette passion des résultats est le fruit de son héritage.
Dans notre époque troublée, le brouillard du « Nous européens » est difficile à dissiper.
Est-ce vraiment « nous » dans la formule rituelle « l’Union européenne, c’est nous » ? Est-on sûr que la bataille du narratif est définitivement gagnée et que chacun se reconnaît ? Le problème est que proclamer « Nous sommes Européens » ne règle rien : l’Europe est une civilisation tandis que l’Union européenne est une institution.
4. Changer de viseur et de cible : réapprendre à parler d’Europe aux peuples
Evoquer la « citoyenneté européenne » est bien plus qu’un exercice de style, ou une « punchline » d’éléments de langage distribués par la direction de la communication de chaque institution. Il s’agit, en réalité, d’une véritable urgence. Le lexique bruxellois n’est pas le seul glossaire acceptable pour décliner les meilleures façons de fabriquer l’avenir européen.
Le projet européen ne résistera pas s’il n’est pas formulé d’une manière que tout le monde comprend.
Revenons alors à l’essentiel. Parler d’Europe, c’est d’abord tirer une leçon de l’histoire et de la géographie : la formule ambitieuse à sortir du placard européen d’États-Unis d’Europe de Jean Monnet ou l’ambiguïté d’une fédération d’États-nations de Jacques Delors, parce que les idées doivent mener le monde, sans perdre de vue les peuples.
Reparler d’Europe aux peuples est la priorité absolue, il faut parler aux tripes (de Gaulle), au portefeuille (Monnet) et à l’appétit intellectuel et au collectif (Delors). L’avenir appartient, du côté des défenseurs du projet européen, à ceux qui, comme eux, trouveront à la fois les mots pour émouvoir, faire comprendre et expliquer. À la confluence de la pédagogie et de l’envie.
5. Oublier l’usager, réhabiliter le client
Impossible de bâtir un argumentaire sans connaître son public. Parler d’Europe exige de connaître sa cible, de la « verrouiller » et d’y consacrer le maximum d’énergie, de pédagogie et d’imagination.
Regarde-toi dans le miroir : tu es européen. Dire le contraire est un mensonge.
La méthode Coué de Bruxelles : répéter à l’envi que l’Europe est notre cadre naturel de vie, que l’Europe nous défend, qu’elle nous protège et qu’elle investit pour nous dans les technologies d’avenir. Contester l’intégration européenne reviendrait donc à s’auto-dénigrer. Cette manière de parler de l’Europe, présumée efficace, n’a rien de concluant. D’abord parce qu’elle occulte le vécu. L’Union européenne n’a pas allégé les dépenses autant qu’elle l’aurait pu ou dû, tant s’en faut.
La standardisation a gommé nos particularismes. La consommation est devenue un sport de masse.
Comment communiquer positivement sur le projet européen alors que celui-ci a la forme d’un carcan, et non la douceur d’un grand bain ? Comment façonner nos espaces de vie et de consommation, pour que ceux-ci portent en eux le message de cette communauté ? Le bon air d’Europe s’est évaporé dans les galeries marchandes. Il manque à l’Union européenne de 2024 de vraies campagnes de réclame qui remplaceraient les campagnes d’information destinées à faire connaître ce que fait l’Union. Parler d’Europe avec efficacité exige d’entrer dans l’intimité de chacun.
6. Plaider pour une appartenance européenne : liberté, sécurité, innovation
Le « qui parle ? » donne aujourd’hui lieu à une compétition permanente d’interventions publiques et médiatiques pour lesquelles l’édifice européenne n’est ni équipé, ni conçu. Le tempo et la chorégraphie ne sont plus respectés. Une communication performante suppose que l’émetteur soit, avant toute chose, jugé crédible par son public.
De la centralisation de plus en plus préoccupante de la responsabilité provient le sentiment d’irresponsabilité généralisée.
Qui parle des sujets qui préoccupent au quotidien les 450 millions d’Européens ? Sans mieux disant social à partager, l’intégration deviendra un repoussoir. Impossible de délier l’échec global de la stratégie de communication de l’Union européenne de sa panne sociale. Le grand repli social en dit long sur l’incapacité de l’Union à porter demain des promesses collectives.
Comment parler d’Europe si l’on n’est pas d’accord sur le « parler de quoi » ? Peut-on construire une ferveur européenne sur la présumée défense de valeurs européennes alors que la règle intangible de nos démocraties et de nos États de droit sont, justement, de défendre la liberté et non d’imposer ?
Peut-on reconstruire une envie d’Europe si l’on n’accepte pas que, dans de nombreux domaines, la vox populi confirmée par les sondages a plutôt envie de « moins d’Europe », de davantage de subsidiarité.
Comment parler d’Europe si l’on ne parvient pas, enfin, à refaire rimer le projet communautaire avec la liberté, malgré toutes les embûches de notre société de l’information déboussolée ?
Transformer l’Union européenne en super-gendarme est le pire des services à lui rendre. La communication européenne doit dépasser ces peurs et, au contraire, rappeler à chacun sa capacité propre à résister et sa responsabilité.
Rallumer les étoiles est possible si l’on remplace l’idée d’identité par l’idée d’appartenance à un avenir commun du domaine du possible.
Acceptons d’admettre que le référentiel commun, ce fameux socle de « l’esprit des Lumières », pur produit de l’Europe occidentale, n’est plus intégralement partagé et se trouve même de plus en plus contesté. Osons le refonder. Cette manière de faire nous offrirait plus d’agilité, de capacité à gérer la complexité et nous ferait gagner du temps.
Le grand récit européen est prisonnier du syndrome d’un élargissement indispensable au point de vue géopolitique
Le récit européen d’aujourd’hui est pris dans l’étau d’une Europe qui enfle au risque d’éclater, il y a un lien de causalité étroit entre sentiment de déclin et volonté d’élargissement. Les entreprises connaissent ce dangereux principe de la croissance forcenée par acquisitions externes.
Remettre sur les rails un récit européen convaincant et pertinent exige de faire des choix :
- Parler moins. Cesser d’estimer que l’Union européenne a vocation à s’exprimer sur tous les domaines
- Parler simple : illustration, infographie, calendriers, chronologies, questions-réponses
- Miser sur l’efficacité : non pas un porte-parole pour les médias, mais une équipe de communicants capables, en temps réel, de fournir des réponses aux citoyens et aux institutions locales.
- Réhabiliter la subsidiarité, les parties prenantes contribuent à la fabrique du récit européen pour le rendre le plus efficace possible
- Anticiper, plus que jamais. Les scénarios d’anticipation marquent les esprits, un laboratoire devrait travailler aux narratifs du futur, comme le font maintenant les armées des romanciers, des créateurs et des artistes.