Après les tentatives honorables mais mitigées de 2009 et 2014, le Parlement européen se retrouve au pied du mur. La participation stagne dangereusement sous les 43%, le spectre du Brexit hante les couloirs de Bruxelles, le populisme et l’euroscepticisme gagnent du terrain, tandis qu’une nouvelle génération, celle des marches pour le climat, fait entendre sa voix. Le constat est sans appel : pour les élections de mai 2019, il ne suffit plus d’informer ou même d’émouvoir. Il faut mobiliser, massivement, différemment. Il faut une rupture. Et la rupture aura lieu. Bienvenue dans l’analyse de la campagne qui a tout changé…
Acte I : Le double gambit – alliance inédite entre institution et citoyens
Fini l’approche monolithique. Pour 2019, le Parlement européen opte pour une stratégie audacieuse à deux têtes, unissant la force de frappe institutionnelle à l’énergie de la base :
- Le volet institutionnel « Choose Your Future » : Porté par les canaux officiels du Parlement, ce slogan souligne l’enjeu existentiel du scrutin pour l’avenir de l’Europe. C’est la caution sérieuse, le rappel des fondamentaux démocratiques.
- Le volet « grassroots » « This Time I’m Voting » : C’est là que réside la véritable innovation. Une campagne parallèle, non-partisane, conçue comme un appel à l’action direct et personnel, invitant les citoyens à s’engager activement pour promouvoir le vote autour d’eux.
Cette dualité permet de combiner la légitimité et les ressources de l’institution avec l’authenticité et la capillarité d’un mouvement citoyen. Un pari risqué mais calculé.

Acte II : « This Time I’m Voting » – la transformation de la communication centrée sur le « moi » citoyen
Le cœur du réacteur de 2019, c’est « This Time I’m Voting ». L’idée maîtresse ? Transformer le citoyen passif en ambassadeur actif de l’élection. Comment ?
- Une plateforme dédiée : thistimeimvoting.eu : Véritable QG numérique de la mobilisation, disponible dans toutes les langues de l’UE. Les citoyens peuvent s’y inscrire comme volontaires, accéder à des ressources, organiser des événements, et surtout, se connecter entre eux.
- Un objectif initial modeste… pulvérisé : Le Parlement visait 5 000 volontaires. Il en recrutera plus de 250 000. Un succès phénoménal qui dépasse toutes les attentes et démontre une soif d’engagement citoyen pro-européen.
- Le pouvoir du récit personnel : La campagne invite chaque citoyen à compléter la phrase « Cette fois, je vote pour... », rendant l’acte de vote personnel, concret, lié à des enjeux spécifiques (climat, emploi, droits…). Le message n’est plus imposé d’en haut, il émane de l’individu. C’est le passage de « l’Europe vous parle » à « Je vous parle de mon Europe ». C’est la clé du succès auprès du public.
- Décentralisation et autonomisation : Les volontaires organisent des milliers d’événements locaux (débats, cafés citoyens, actions de sensibilisation) avec le soutien logistique (mais pas directif) des bureaux du Parlement européen. L’énergie vient du terrain.

Acte III : inonder la place publique – digital, viralité et partenariats
Si TTIMV est le moteur, la stratégie de diffusion est le carburant. L’approche est résolument multi-canale et intégrée :
- Le tsunami digital : Les réseaux sociaux sont au cœur du dispositif. Facebook, Instagram, Twitter sont massivement investis pour toucher notamment les jeunes (qui n’avaient voté qu’à 27% en 2014). Des partenariats discrets mais efficaces sont noués avec des influenceurs. On expérimente même la messagerie WhatsApp pour envoyer des rappels.
- L’arme émotionnelle virale – le Bébé « Choose Your Future » : Le Parlement produit une vidéo poignante, narrée par un bébé né aux quatre coins de l’Europe, interrogeant l’avenir et exhortant à choisir. La vidéo devient un phénomène, accumulant plus de 100 millions de vues en ligne. L’émotion devient un levier de mobilisation majeur.
- Des partenariats élargis : Le Parlement tisse une large coalition avec des organisations de la société civile, des ONG, des associations de jeunesse comme Eurodesk, multipliant les points de contact et la crédibilité du message.
- Présence physique et symbolique : Les canaux traditionnels ne sont pas oubliés : affiches, installations (comme l’exposition photo sur l’esplanade du Parlement à Bruxelles), événements jeunesse (European Youth Week), town halls organisés par les bureaux locaux.
- Un budget à la hauteur : Reflet de cette ambition démultipliée, le budget grimpe à environ 33 millions d’euros, soit près du double de 2014 (environ 0,07-0,08 € par citoyen). Un investissement conséquent dans les outils numériques (plateforme, CRM) et les ressources humaines dédiées.
Acte IV : Le triomphe – une participation enfin en hausse et un modèle est né
Le résultat dépasse les espoirs les plus fous. Le 26 mai 2019, la participation bondit à 50,7%. C’est la première augmentation en 40 ans d’élections européennes au suffrage universel direct. Un véritable tournant.
- Un succès revendiqué (avec nuances) : Le Parlement attribue une partie de ce succès à sa campagne, notamment à l’engagement des jeunes et à la mobilisation des « indécis ». Les chiffres de la plateforme TTIMV et la portée virale des contenus attestent d’un impact réel. Bien sûr, des facteurs externes (Brexit, climat) ont joué un rôle crucial, mais la campagne a su intelligemment surfer sur ces vagues.
- Un héritage durable – together.eu : Conscient de la valeur de cette communauté engagée, le Parlement transforme la plateforme TTIMV en un réseau permanent, visant à maintenir l’engagement citoyen entre les élections.
Acte V : la controverse – quand mobiliser frôle la propagande
Ce succès éclatant n’est pas exempt de critiques. La plus virulente concerne la neutralité politique. Un document stratégique interne, révélé par Politico Europe, affichait clairement l’objectif de « convaincre les citoyens de soutenir le projet européen » et de contrer les narratifs eurosceptiques. Pour les détracteurs, le Parlement a franchi la ligne jaune, utilisant l’argent public pour une campagne pro-UE à peine voilée. La défense du Parlement ? Encourager la participation et informer sur les réalisations de l’UE relève de son mandat démocratique, sans jamais dire pour qui voter. Une ligne de crête délicate dans un paysage politique polarisé.
En conclusion, 2019 restera comme l’année où la communication électorale du Parlement européen a opéré sa mue la plus spectaculaire. En osant le pari de la confiance citoyenne, de la décentralisation et de l’émotion authentique, elle a non seulement contribué à inverser une tendance historique mais a aussi établi un nouveau standard, une nouvelle façon de « faire campagne » pour une institution. Un modèle inspirant, mais aussi un avertissement sur les défis éthiques que soulève une communication institutionnelle de plus en plus sophistiquée et engageante.
La campagne de 2024 héritera largement de ce modèle, tout en devant l’adapter à un contexte encore plus complexe. Ce sera l’objet de notre prochain article.