Comment démocratiser, sans politiser, les institutions indépendantes de l’Union, dernière chance de succès de l’Europe ?

Avec le recul d’une décennie après sa publication, la lecture du manuel d’Antoine Vauchez, « Démocratiser l’Europe » offre la bonne distance pour évaluer l’épineuse problématique de la démocratisation de l’Union européenne…

Le « malentendu européen »

L’expression d’Albert Camus « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » est sans doute le talisman pour bien comprendre le malentendu européen. Si l’on s’inscrit seulement dans le paradigme de la démocratie représentative, celui des États-membres, qui fonde la légitimité sur l’élection, alors pour juger de la démocratie européenne, ce sera la résolution du « déficit parlementaire » pointé par le rapport du doyen Vedel qui corrigera le péché originel, d’un projet technocratique en renforçant les pouvoirs du Parlement européen.

Il est clair que ce paradigme, par sa simplicité du fait d’une sorte de correspondance entre les démocraties nationales et la démocratie européenne a connu un vrai succès. La parlementarisation du projet européen est belle et bien vue comme la condition de la démocratisation de l’Europe. Ce narratif s’est très largement imposé ces derniers temps dans les pratiques. Ou plutôt, cette mystique qui portait une certaine ambition s’est transformée en politique, avec ses dérives en termes de politisation.

Prenons l’actualité politique européenne de cette rentrée pour en juger de ce paradigme de la politisation comme progrès de la construction européenne.

  1. Du côté de la Commission européenne, cette politisation incarnée par la présidente reconduite Ursula von der Leyen s’exerce avec des pressions publiques et controversées sur les capitales européennes dans la sélection de leurs candidats, au point qu’elle a demandé la démission de Thierry Breton qu’Emmanuel Macron lui a accordé, ce qui fait qu’aucune personnalité d’envergure de la sa première Commission ne poursuivra après les départs tant de son numéro 2 Timmermans que le départ de la danoise Vestager.
  2. Du côté du Parlement européen, cette politisation se traduit aussi par un jeu exacerbé qui s’annonce dans les auditions des Commissaires-désignés. Nonobstant la presse qui dresse déjà des listes des Commissaires-désignés les plus fragiles, dès le lendemain de l’annonce de leur portefeuille, il est déjà annoncé que la Commission européenne pourrait être nommée avec retard non plus en novembre mais décembre prochain, plus de 6 mois après les élections européennes, en considérant l’éventualité prévue dans les traités comme l’évidence du calendrier, que des personnalités seront forcément écartées par les eurodéputés.

Cette forme de politisation de l’Union européenne, qui hérite des pires pratiques des démocraties nationales en Europe constitue-elle un progrès dans la voie d’une légitimation et d’un renforcement de la confiance des citoyens ?

Démocratiser l’indépendance

Au-delà de la démocratisation « politique » quel que soit les raccourcis qu’on peut donner à cette expression, demeure la question de faire lever le verrou de la démocratisation réelle, en profondeur d’un système institutionnel, d’un écosystème qui n’est pas réductif aux schémas de pensée binaires et limitatifs.

Le défi au cœur de la réflexion d’Antoine Vauchez repose sur la démocratisation des institutions spécifiques à la construction européenne : la haute-autorité (actuelle Commission), la cour de justice et la banque centrale européenne – autant d’institutions qui fonctionnent avec leur propre agenda, et selon leurs propres repères :

  • Un mandat : une fonction prévue par les traités, une sorte de souveraineté qui s’impose ;
  • Une compétence : une langue, l’eurospeak qui véhicule une sorte de rationalité qui prédomine ;
  • Une indépendance : une pratique, une sorte de neutralité à distance des intérêts politiques.

Face à cette trinité qui donne une sorte d’immunité qui rend intouchable, le travail doit consister à lancer un réveil dogmatique et démocratique, une remise en question qui soit à la fois une critique intellectuelle, théorique et doctrinale :

  • Débat autour du paradigme exclusif du « marché » qui apparaît encore plus nécessaire avec les problématiques géopolitiques posées à l’Europe aujourd’hui ;
  • Débat public organisé, concurrentiel et inclusif autour de la communication des décisions, qui pourrait viser à introduire des « opinions dissidentes » ;
  • Débat scientifique contre les « vérités scientifiques » gravées dans le marbre des traités avec des controverses entre chercheurs sur les finalités, les formes et les résultats des institutions européennes.

Démocratiser vraiment l’Union européenne nécessite de mettre en récit contributif, qui « soumettent à la question » les poncifs de la construction européenne, dans une démarche de révolte civilisée contre l’Europe des clercs.

Comment porter et incarner la prise de parole de la marque Europe ?

A l’occasion de la conférence « Communication européenne, comment se faire entendre ? », hébergée par l’Académie des Controverses et de la Communication Sensible, Nicolas Baygert, chercheur, enseignant à Sciences Po Paris, aborde la question du « leadership européen et (de) son influence sur la “marque UE”»…

Une rivalité systémique et systématique entre les présidences

Depuis 5 ans, s’est glissée une relation dysfonctionnelle au cœur du projet européen, un leadership européen concurrentiel avec la relation entre Charles Michel, président du Conseil européen, l’institution réunissant les chefs d’État et de gouvernement qui prennent les orientations stratégiques pour l’UE et Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, qui est l’institution gardienne des traités, seule habilitée au pouvoir d’initiative à proposer de nouvelles législations.

Une certaine ambiguïté des rôles existe, une marge d’interprétation quant aux compétences respectives des présidents, qui s’est traduite par une rivalité pour la visibilité politique et médiatique avec des conflits à l’agenda et une affirmation du leadership politique européen faisant l’objet d’une rivalité personnelle et politique. LA question d’Henry Kissinger « qui dois-je appeler pour parler avec l’Europe ? » demeure encore d’actualité.

Une réinvention de la fonction à chaque nouvelle personnalité

Alors que pour la fonction présidentielle française, les candidats sont conduits à « rentrer dans les habits du président », à incarner l’autorité et la légitimé de la fonction à partir d’un idéal-type gaullien sous la Ve République, il n’en est rien au niveau européen. Chaque dirigeant européen doit réinventer la fonction à chaque prise de responsabilités – c’est autant une chance qu’une menace.

La présidente de la Commission européenne – Queen of Europe – s’est construit un personnage, à coup de centralisation des efforts de communication et de personnalisation à haute dose de la communication. Ainsi, alors qu’elle n’était pas une Spitzenkandidat, elle s’est offert une construction médiatique à travers une « illusion biographique » liant son parcours au Collège d’Europe, son multilinguisme, en somme, son européanité.

Cet investissement dans la communication n’est pas sans conséquence sur la marque UE. Outre l’impact sémiotique en termes de signes, plusieurs autres leviers comme la capacité à définir l’agenda, l’impulsion initiale de la « Commission géopolitique » ; mais aussi la gestion des crises (covid, Ukraine, climat…) et enfin la mise à l’agenda, le rôle d’agenda-setting leadership, de capacités à trouver des réponses institutionnelles pour rallier un consensus, trouver un agenda normatif, fournir une grille de lecture fondée sur des principes ou des justifications idéologiques. Cette conception personnelle au service d’un agenda politique se traduit aussi par une dimension axiologique, les valeurs de l’UE sont instrumentalisées à l’occasion des discours annuels sur l’état de l’Union sans compter que pour incarner l’agenda politique, Von der Leyen utilise sa personne comme une vitrine communicationnelle.

Faut-il tendre vers une seule présidence ?

Suggéré par Jean-Claude Juncker dans son dernier discours sur l’état de l’Union, la fusion des deux fonctions présidentielles permettrait d’accroitre l’efficacité. En termes de communication, il s’agirait d’un repère mental sur le marché hyperconcurrentiel du leadership européen, mais aussi une possibilité de mieux sélectionner des éléments dans le flux des signes au sein d’un espace plus géopolitique, pourquoi pas même un remède au déficit d’incarnation même si cela ne résorberait pas pour autant le déficit de légitimité et le manque de transparence dans la nomination des présidents.

Dans la bataille des égos, il faut réussir à inscrire un style, un personnage pouvant incarner la marque Europe.

Rapport Draghi : quelle stratégie de communication au service de la compétitivité européenne ?

Face aux défis démographiques, technologiques et géopolitiques qui menacent sa croissance et sa productivité, l’Europe se trouve à un carrefour crucial pour éviter  » une lente agonie ». Le tant attendu rapport Draghi sur l’avenir de la compétitivité européenne, propose une nouvelle stratégie industrielle ambitieuse pour relancer la croissance et la productivité reposant en grande partie sur sa capacité à être comprise, acceptée et appropriée par l’ensemble des acteurs européens. Une communication efficace sera donc cruciale pour relever ce défi et donner corps à l’avenir du projet européen. Que faire ?

Expliquer la nouvelle stratégie : la pédagogie du changement… et le changement de la pédagogie

Le premier défi est d’expliquer de manière claire et pédagogique les grands axes de la stratégie proposée : vulgariser des enjeux complexes, montrer la cohérence d’ensemble du plan, afin de mettre en lumière les piliers clés du plan :

  • Combler le retard d’innovation, surtout dans les technologies numériques : démontrer l’urgence d’investir massivement dans la recherche et l’innovation (IA, quantique, semi-conducteurs) à la condition d’améliorer la collaboration entre les institutions de recherche, les entreprises et les investisseurs.
  • Décarboner l’économie tout en préservant la compétitivité industrielle : la transition vers une économie neutre en carbone représente une opportunité pour l’Europe de devenir un leader mondial, tout en expliquant les défis liés à la concurrence internationale, notamment chinoise, et les mesures prises pour garantir un terrain de jeu équitable.
  • Réduire les dépendances stratégiques et renforcer l’autonomie européenne : sensibiliser aux risques liés à la dépendance excessive des ressources critiques, en diversifiant les sources d’approvisionnement, renforçant les capacités de production européennes et développant des partenariats stratégiques alliés.
  • Mobiliser des investissements massifs publics et privés : la nécessité d’investissements massifs pour financer la transition numérique et écologique, ainsi que renforcer les capacités de défense, tout en mobilisant des investissements privés.

Cette première séquence visant à s’adresser aux différentes parties prenantes doit être l’occasion de renouveler les modalités, les supports, les réflexes dans la communication pour s’assurer d’une meilleure adéquation avec les usages des publics.

Susciter l’adhésion et l’engagement : l’appropriation, condition de l’application

Au-delà de l’explication, la communication doit viser à susciter l’adhésion et l’engagement des différentes parties prenantes. Il s’agit de créer un sentiment d’appropriation collective du projet européen et de mobiliser les énergies autour d’objectifs communs. Pour ce faire, la communication doit :

  • Convaincre de l’urgence d’agir et de la pertinence des solutions proposées : La communication doit utiliser des arguments percutants et des exemples concrets pour démontrer l’impact positif de la nouvelle stratégie sur la vie quotidienne des citoyens européens, ainsi la baisse de la productivité, c’est du pouvoir d’achat en moins. Il est important de mettre en avant les bénéfices en termes de création d’emplois, de croissance économique, de protection de l’environnement et de sécurité.
  • Mobiliser les différentes parties prenantes autour d’objectifs communs : La communication doit les impliquer dans la mise en œuvre de la stratégie. Il est important de créer des plateformes de dialogue et de consultation, d’organiser des événements et des campagnes de sensibilisation, et de mettre en place des mécanismes de suivi et d’évaluation.
  • Inciter à l’action et au changement de comportements : La communication doit encourager les citoyens, les entreprises et les investisseurs à adopter des comportements plus responsables et à s’engager activement dans la transition numérique et écologique. Il est important de proposer des solutions concrètes et des incitations, de valoriser les initiatives positives et de promouvoir les bonnes pratiques.

Faire évoluer les représentations et canaliser les émotions

La mise en œuvre de la stratégie de compétitivité implique de faire évoluer certaines représentations et de lutter contre les idées reçues. La communication doit contribuer à façonner un nouveau récit européen, plus positif et plus ambitieux. Pour ce faire, il est nécessaire de :

  • Dépasser l’opposition entre écologie et économie : La communication doit démontrer que la transition écologique est compatible avec la croissance économique et la création d’emplois. Il est important de mettre en avant les exemples d’entreprises européennes qui ont réussi à concilier performance économique et respect de l’environnement.
  • Promouvoir une vision positive de l’industrie et de l’innovation : La communication doit lutter contre l’image critiquée de l’industrie et valoriser son rôle dans la création de richesse et d’emplois. Il est important de mettre en avant les innovations technologiques européennes et de montrer comment elles contribuent à améliorer la vie quotidienne des citoyens.
  • Renforcer le sentiment d’appartenance européenne : La communication doit rappeler les valeurs et les principes fondamentaux de l’UE, tels que la solidarité, la coopération et la paix. Il est important de mettre en avant les réussites de l’intégration européenne et de montrer comment l’UE peut apporter des solutions aux défis mondiaux.
  • Valoriser la coopération face aux tentations du repli national : La communication doit souligner l’importance de la coopération entre les États membres pour relever les défis communs. Il est important de mettre en avant les exemples de projets européens réussis et de montrer comment la coopération permet d’obtenir des résultats plus ambitieux.

Propositions d’activation :

  • Lancer une grande campagne de communication paneuropéenne multi-supports : Cette campagne utiliserait différents canaux de communication (télévision, radio, presse écrite, affichage, réseaux sociaux, etc.) pour diffuser des messages clés dans un langage clair et accessible.
  • Créer une plateforme digitale interactive présentant la stratégie et ses avancées : Cette plateforme permettrait aux citoyens, aux entreprises et aux investisseurs de s’informer sur la stratégie, de suivre ses avancées et de participer à des consultations. La plateforme pourrait également proposer des outils interactifs, tels que des cartes, des graphiques et des vidéos, pour rendre l’information plus attractive et plus accessible.
  • Organiser des consultations citoyennes dans toute l’Europe : Ces consultations permettraient aux citoyens de s’exprimer sur la stratégie et de proposer des idées pour sa mise en œuvre. Il est important de s’assurer que les consultations sont organisées de manière transparente et inclusive, et que les résultats sont pris en compte par les institutions européennes.
  • Mettre en place un réseau d’ambassadeurs de la stratégie dans différents secteurs : Ces porte-paroles seraient des personnalités reconnues dans leur domaine (entrepreneurs, chercheurs, artistes, etc.) qui s’engageraient à promouvoir la stratégie auprès de leur public. Il est important de choisir des ambassadeurs qui sont crédibles et qui ont une forte influence sur leur audience.
  • Développer des serious games et outils de simulation pour sensibiliser le grand public : Ces outils permettraient aux citoyens de comprendre les enjeux de la stratégie de manière ludique et interactive. Il est important de s’assurer que les jeux et les simulations sont bien conçus et qu’ils sont adaptés aux différents publics cibles.
  • Produire une série documentaire grand public sur les enjeux et solutions : Cette série documentaire permettrait de sensibiliser le grand public aux défis de la compétitivité européenne et de présenter les solutions proposées par la nouvelle stratégie. Il est important de s’assurer que la série documentaire est de qualité et qu’elle est diffusée sur des chaînes de télévision grand public.
  • Lancer un concours d’innovation ouvert aux citoyens et entreprises européennes : Ce concours permettrait de stimuler l’innovation et de promouvoir les solutions créatives pour relever les défis de la compétitivité européenne. Il est important de s’assurer que le concours est bien organisé et qu’il est doté de prix attractifs, en particulier pour les jeunes entrepreneurs.

Réussir la communication autour de la nouvelle stratégie de compétitivité européenne représente une opportunité unique pour l’UE de relancer tant sa croissance et sa productivité, tout en renforçant son autonomie et sa résilience que de créer un véritable sentiment d’appropriation collective du projet européen et de donner corps à une nouvelle Europe.

Comment parler d’Europe ? Faire converger les mots, les mythes et les faits

Richard Werly, journaliste suisse Blick en tant que membre de son Conseil publie pour la Fondation Jean Monnet pour l’Europe une note « Comment parler d’Europe ? Les mots, les mythes, les faits » afin de réfléchir davantage aux moyens de positiver les expériences et les résultats obtenus ensemble sur la route d’une Europe plus forte et plus unie par une avalanche de mots confus, de mythes instrumentalisés et de faits interprétés de façon toujours plus aléatoires…

1. Questionner l’horizon : comment, pourquoi, à quel prix ?

L’évidence, pour qui s’interroge sur le narratif et son impact, est que le fossé entre les affirmations institutionnelles et le ressenti des individus s’accroît.

Cette Europe, le citoyen s’en détourne de plus en plus parce que sa narration devient inintelligible.

Apprenons à redevenir des clients exigeants d’une marque Europe dont nous apprécions les produits « prêts à porter », mais dont nous ne comprenons plus les choix des dernières collections…. Cela suppose de passer par une réhabilitation de la subsidiarité et de réapprendre à parler d’Europe comme exercice de préapprentissage des réalités et des besoins en cessant de jouer sur le terrain des principes.

2. Parler d’Europe, mais avec qui, pour qui et dans quel but ?

L’ingérence de l’Europe dans la vie quotidienne des Européens est devenue plus tangible, qui procède d’une politique de stimulation plutôt que d’harmonisation donnant l’impression que tout est décidé à Bruxelles.

C’est le résultat d’une maladie auto-immune dont souffre l’Union, aggravée par son incapacité à s’interroger sur ses causes et à chercher le remède ailleurs que dans les couloirs de ses institutions ou des gouvernements qui conduit à un dysfonctionnement du système immunitaire européen consistant à négliger l’argumentaire au profit de l’inventaire.

Ne pas se tromper d’Union, il s’agit d’en finir avec l’Europe de l’inventaire

Il faut repartir de la méthode Monnet : partir de l’inventaire pour bâtir l’argumentaire. Le récit européen doit être une question de conviction, viser une Europe de la demande, pas de l’offre. L’Europe de l’inventaire est un danger car il repose sur des réalités chiffrées faciles à déformer, à contester, à oublier.

3. Dissiper le brouillard : gare à la fausse promesse du « Nous, européens »

Le « que signifie être européen » n’est plus abordé et plus explicité avec un point d’interrogation à la fin. L’affirmation a remplacé le questionnement. Les symboles sont devenus des ornements. L’Europe est un décor, plus ou moins revendiqué par ceux qui l’utilisent. Comme si être européen était une sorte de parure, de vitrine, de devanture. Le fameux narratif a pris un raccourci. On ne réfléchit plus à ce que cela veut dire d’adhérer, ou non, au projet européen. On le déroule sur les murs comme un papier peint, ou pis, un paravent.

Le problème est qu’en termes de communication, de visibilité et donc de compréhension du projet européen, une forme de brouillard s’est installée.

Pour lutter contre ce syndrome de l’instabilité permanente, la construction européenne en rajoute sans cesse davantage pour démontrer son immuabilité.

La mise en évidence des acquis de l’UE, un réflexe historique compréhensible fait que l’Union s’est condamnée à parler toujours positivement d’elle-même, cette passion des résultats est le fruit de son héritage.

Dans notre époque troublée, le brouillard du « Nous européens » est difficile à dissiper.

Est-ce vraiment « nous » dans la formule rituelle « l’Union européenne, c’est nous » ? Est-on sûr que la bataille du narratif est définitivement gagnée et que chacun se reconnaît ? Le problème est que proclamer « Nous sommes Européens » ne règle rien : l’Europe est une civilisation tandis que l’Union européenne est une institution.

4. Changer de viseur et de cible : réapprendre à parler d’Europe aux peuples

Evoquer la « citoyenneté européenne » est bien plus qu’un exercice de style, ou une « punchline » d’éléments de langage distribués par la direction de la communication de chaque institution. Il s’agit, en réalité, d’une véritable urgence. Le lexique bruxellois n’est pas le seul glossaire acceptable pour décliner les meilleures façons de fabriquer l’avenir européen.

Le projet européen ne résistera pas s’il n’est pas formulé d’une manière que tout le monde comprend.

Revenons alors à l’essentiel. Parler d’Europe, c’est d’abord tirer une leçon de l’histoire et de la géographie : la formule ambitieuse à sortir du placard européen d’États-Unis d’Europe de Jean Monnet ou l’ambiguïté d’une fédération d’États-nations de Jacques Delors, parce que les idées doivent mener le monde, sans perdre de vue les peuples.

Reparler d’Europe aux peuples est la priorité absolue, il faut parler aux tripes (de Gaulle), au portefeuille (Monnet) et à l’appétit intellectuel et au collectif (Delors). L’avenir appartient, du côté des défenseurs du projet européen, à ceux qui, comme eux, trouveront à la fois les mots pour émouvoir, faire comprendre et expliquer. À la confluence de la pédagogie et de l’envie.

5. Oublier l’usager, réhabiliter le client

Impossible de bâtir un argumentaire sans connaître son public. Parler d’Europe exige de connaître sa cible, de la « verrouiller » et d’y consacrer le maximum d’énergie, de pédagogie et d’imagination.

Regarde-toi dans le miroir : tu es européen. Dire le contraire est un mensonge.

La méthode Coué de Bruxelles : répéter à l’envi que l’Europe est notre cadre naturel de vie, que l’Europe nous défend, qu’elle nous protège et qu’elle investit pour nous dans les technologies d’avenir. Contester l’intégration européenne reviendrait donc à s’auto-dénigrer. Cette manière de parler de l’Europe, présumée efficace, n’a rien de concluant. D’abord parce qu’elle occulte le vécu. L’Union européenne n’a pas allégé les dépenses autant qu’elle l’aurait pu ou dû, tant s’en faut.

La standardisation a gommé nos particularismes. La consommation est devenue un sport de masse.

Comment communiquer positivement sur le projet européen alors que celui-ci a la forme d’un carcan, et non la douceur d’un grand bain ? Comment façonner nos espaces de vie et de consommation, pour que ceux-ci portent en eux le message de cette communauté ? Le bon air d’Europe s’est évaporé dans les galeries marchandes. Il manque à l’Union européenne de 2024 de vraies campagnes de réclame qui remplaceraient les campagnes d’information destinées à faire connaître ce que fait l’Union. Parler d’Europe avec efficacité exige d’entrer dans l’intimité de chacun.

6. Plaider pour une appartenance européenne : liberté, sécurité, innovation

Le « qui parle ? » donne aujourd’hui lieu à une compétition permanente d’interventions publiques et médiatiques pour lesquelles l’édifice européenne n’est ni équipé, ni conçu. Le tempo et la chorégraphie ne sont plus respectés. Une communication performante suppose que l’émetteur soit, avant toute chose, jugé crédible par son public.

De la centralisation de plus en plus préoccupante de la responsabilité provient le sentiment d’irresponsabilité généralisée.

Qui parle des sujets qui préoccupent au quotidien les 450 millions d’Européens ? Sans mieux disant social à partager, l’intégration deviendra un repoussoir. Impossible de délier l’échec global de la stratégie de communication de l’Union européenne de sa panne sociale. Le grand repli social en dit long sur l’incapacité de l’Union à porter demain des promesses collectives.

Comment parler d’Europe si l’on n’est pas d’accord sur le « parler de quoi » ? Peut-on construire une ferveur européenne sur la présumée défense de valeurs européennes alors que la règle intangible de nos démocraties et de nos États de droit sont, justement, de défendre la liberté et non d’imposer ?

Peut-on reconstruire une envie d’Europe si l’on n’accepte pas que, dans de nombreux domaines, la vox populi confirmée par les sondages a plutôt envie de « moins d’Europe », de davantage de subsidiarité.

Comment parler d’Europe si l’on ne parvient pas, enfin, à refaire rimer le projet communautaire avec la liberté, malgré toutes les embûches de notre société de l’information déboussolée ?

Transformer l’Union européenne en super-gendarme est le pire des services à lui rendre. La communication européenne doit dépasser ces peurs et, au contraire, rappeler à chacun sa capacité propre à résister et sa responsabilité.

Rallumer les étoiles est possible si l’on remplace l’idée d’identité par l’idée d’appartenance à un avenir commun du domaine du possible.

Acceptons d’admettre que le référentiel commun, ce fameux socle de « l’esprit des Lumières », pur produit de l’Europe occidentale, n’est plus intégralement partagé et se trouve même de plus en plus contesté. Osons le refonder. Cette manière de faire nous offrirait plus d’agilité, de capacité à gérer la complexité et nous ferait gagner du temps.

Le grand récit européen est prisonnier du syndrome d’un élargissement indispensable au point de vue géopolitique

Le récit européen d’aujourd’hui est pris dans l’étau d’une Europe qui enfle au risque d’éclater, il y a un lien de causalité étroit entre sentiment de déclin et volonté d’élargissement. Les entreprises connaissent ce dangereux principe de la croissance forcenée par acquisitions externes.

Remettre sur les rails un récit européen convaincant et pertinent exige de faire des choix :

  • Parler moins. Cesser d’estimer que l’Union européenne a vocation à s’exprimer sur tous les domaines
  • Parler simple : illustration, infographie, calendriers, chronologies, questions-réponses
  • Miser sur l’efficacité : non pas un porte-parole pour les médias, mais une équipe de communicants capables, en temps réel, de fournir des réponses aux citoyens et aux institutions locales.
  • Réhabiliter la subsidiarité, les parties prenantes contribuent à la fabrique du récit européen pour le rendre le plus efficace possible
  • Anticiper, plus que jamais. Les scénarios d’anticipation marquent les esprits, un laboratoire devrait travailler aux narratifs du futur, comme le font maintenant les armées des romanciers, des créateurs et des artistes.

Communiquer l’Europe : analyse de l’évolution de la communication de la Commission européenne sur Twitter

Enquête très ambitieuse en termes de méthodologie, Roberta Rocca, Katharina Lawall, Manos Tsakiris et Laura Cram dans Communicating Europe: a computational analysis of the evolution of the European Commission’s communication on Twitter” donne une analyse complète du contenu et des caractéristiques stylistiques de la communication de la Commission européenne sur Twitter entre juin 2010, date de création du compte officiel, et Juillet 2022, avec 6,75 tweets par jour en moyenne, un usage ostentatoire de ce canal de communication au fil des années. Comment la Commission européenne remodèle son identité institutionnelle projetée et comment sa communication s’adapte pour mieux trouver un écho auprès du public européen ?

Un tournant en 2017 des principaux thèmes : une politisation croissante ?

Alors que jusqu’en 2016, la communication sur Twitter était fortement axée sur des sujets liés à l’économie, à la gouvernance et au partage d’informations sur les événements et dynamiques institutionnels, 2017 marque un tournant. Les tweets sur les politiques sociale, environnementale et numérique, l’identité et l’engagement citoyen deviennent importants.

À un niveau plus fin, les politiques environnementales affichent un volume de tweets nettement plus élevé à partir de 2020, tandis que la politique numérique, les droits des citoyens et l’intégration, ainsi que les droits de l’homme (importants en 2018 et 2020) ont connu une légère diminution après 2020. Le nombre de tweets liés à la solidarité et à l’aide humanitaire ont considérablement augmenté en 2022, sans doute le reflet de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Au cours des 3 dernières années, la santé, l’énergie, la durabilité et le climat, la politique numérique et les visions d’avenir ont été les sujets les plus importants en moyenne entre 2020 et 2022. D’autre part, la solidarité et la réponse d’urgence, ainsi que l’identité, la culture et l’engagement des citoyens ont été les thèmes les plus marquants en 2022.

Les contenus liés à l’identité et à l’engagement citoyen, aux initiatives citoyennes, aux droits de l’homme et à la santé sont positivement associés à l’engagement. Ce sont tous des sujets sur lesquels la communication sur Twitter met de plus en plus l’accent. Les sujets ayant un impact positif sur l’engagement comprennent également, peut-être de manière surprenante, la gouvernance interne, la finance et le commerce, sujets de moins en moins présents au fil du temps. D’un autre côté, les tweets liés à l’économie semblent être négativement associés à l’engagement. Les sujets liés aux politiques numérique et environnementale ne sont pas positivement liés à l’engagement.

Un alignement avec l’engagement sur les préférences du public

L’alignement entre les sujets et les engagements de la Commission européenne reflète la capacité accrue à générer du contenu qui trouve un écho auprès de son propre public, même si cela ne reflète pas une capacité accrue à susciter l’engagement du grand public.

Un style linguistique et des messages plus simples et efficaces

Concernant la lisibilité, la complexité et l’utilisation d’outils comme les emojis, les hashtags et les mentions, les résultats pour 2022 et les années immédiatement précédentes montrent clairement que la communication est en moyenne plus positive et moins neutre.

Le style linguistique de la communication évolue au fil du temps, avec une moindre complexité lexicale. L’utilisation de hashtags et de mentions diminue, tandis que l’utilisation d’emojis est devenue plus importante.

Dans l’ensemble, ces tendances montrent une nette amélioration de l’accessibilité de la communication au fil du temps. Les tweets ont commencé par être complexes et ont évolué vers un style plus simple. Pourtant, en termes d’accessibilité lexicale et de caractère concret, la communication reste systématiquement plus exigeante que celle des gouvernements nationaux.

La communication est de plus en plus ciblée et suscite davantage d’engagements (retweets, likes, citations et réponses). Les tweets plus longs suscitent plus d’engagement, contrairement à la littérature sur le sujet.

Ces efforts visant à produire un contenu qui correspond aux préférences du propre public de la Commission européenne ne signale pas pour autant que l’institution vise ou réussisse à accroître l’engagement auprès du grand public.

Au total, des changements dynamiques dans le contenu de la communication sur Twitter :

  • un détachement progressif des sujets qui chevauchent l’orientation des institutions « technocratiques »
  • une attention accrue aux sujets positivement associés à l’engagement du public
  • un alignement sur les préférences de son public en ligne
  • un changement notable vers un sentiment plus positif
  • un changement intentionnel dans la stratégie de communication qui favorise l’engagement et augmente le soutien du propre public auto-sélectionné
  • un contenu plus long que toutes les autres institutions mais lisible
  • un style moins orienté vers l’action et moins concret
  • un engagement plus élevé pour les tweets moins orientés vers l’action, moins concrets et plus longs

Dans l’ensemble, la Commission européenne développe une stratégie de communication mieux adaptée à son public, témoignant d’une identité numérique émergente sur Twitter.