La « défense psychologique », nouvelle arme technologique de lutte contre les manipulations de l’information

La possibilité imminente d’une seconde présidence quasi-impériale de Trump combiné au techno-populisme d’Elon Musk, sans oublier l’escalade des tactiques de guerre de l’information employées par des pays comme la Chine, l’Iran et la Russie, nécessite une stratégie holistique de « défense technologique » pour l’Union européenne. S’appuyant sur l’analyse de David Colon, enseignant et chercheur en histoire à Sciences Po, dans « La « défense psychologique » face aux manipulations de l’information », publiée dans la Revue Défense Nationale, à quoi cela pourrait-il correspondre ?

Le modèle suédois de la défense proactive et psychologique

La création d’une Agence suédoise de défense psychologique sert de modèle. Elle est chargée de protéger « la société ouverte et démocratique, et la libre formation d’opinions en identifiant, analysant et répondant aux influences inappropriées et autres informations trompeuses dirigées contre la Suède ou les intérêts suédois ».

Son objectif est « d’identifier, d’analyser et de répondre aux influences inappropriées et autres informations trompeuses » et souligne la nécessité d’une approche préventive, mettant l’accent sur la pensée critique et l’éducation aux médias.

Ses tâches comprennent la sensibilisation à la menace informationnelle, le développement de méthodes et de technologies permettant d’identifier et de contrer les ingérences informationnelles, la formation des journalistes et des institutions, ainsi que le financement de recherches liées à la défense psychologique.

Cette position proactive est essentielle pour construire une « immunité » sociétale aux campagnes de désinformation. La conception suédoise de la défense psychologique repose sur la résilience, l’analyse de la menace, la dissuasion et la communication stratégique.

Les nouvelles armes psychologiques de lutte contre les manipulations de l’information

Dans son papier, David Colon mentionne les travaux de Jon Roozenbeek et Sander van der Linden qui proposent un état des lieux des interventions visant à lutter à l’échelle individuelle et sociétale contre la désinformation.

D’abord des mesures destinées à renforcer les capacités des citoyens à résister à la désinformation :

  • Boosting, l’éducation aux médias et à l’information, le renforcement de l’esprit critique
  • Prebunking, la réfutation par anticipation une technique préventive de lutte contre la manipulation de l’information consistant à créer des « anticorps mentaux » en aidant le public à identifier et à réfuter par anticipation des récits faux et trompeurs de façon à l’immuniser contre les effets de campagnes de désinformation

Ensuite les nudges, ces incitations indirectes intégrées au design des pages Web et destinées à inciter les gens à se détourner de la désinformation en apportant des changements à l’architecture de leurs choix sur les médias sociaux et de dispositifs d’étiquetage des contenus (content labelling).

Enfin Debunking et Fact-Checking, dont l’efficacité est bien établie empiriquement.

Les nouvelles perspectives avec l’IA générative pour mettre en place rapidement et à grande échelle des mesures de « défense psychologique »

David Colon souligne le potentiel de l’IA pour étendre ces efforts. Il cite des exemples de chercheurs ayant testé avec succès à l’été 2024 le Prebunking assisté par IA générative de pré-démystification assistée par l’IA qui ont réussi à réduire la croyance en la désinformation liée aux élections et à accroître la confiance des électeurs. Les dialogues alimentés par l’IA se sont également avérés efficaces pour réduire les croyances en matière de complot. L’IA générative a été mise à profit pour identifier dans de vastes données comportementales d’utilisateurs de X-Twitter les facteurs psychologiques associés aux croyances dans les théories du complot.

En substance, se préparer au second mandat de Trump et à la guerre de l’information en cours nécessite que l’UE adopte une stratégie globale de « défense technologique » impliquant non seulement de renforcer les capacités de réflexion critique des citoyens, mais aussi de tirer parti des technologies de pointe comme l’IA pour contrer de manière préventive la désinformation, identifier les vulnérabilités et renforcer la résilience de la société, avec l’engagement des pouvoirs publics, des élus, de la communauté scientifique, des médias et de tous ceux qui veulent défendre la liberté cognitive, qui nous permettra de nous immuniser.

Cap sur 2025 : priorités de la Commission von der Leyen pour une Europe en action

Les lettres de mission définissent les responsabilités et les attentes de la Présidente von der Leyen pour chaque Vice-Président exécutif de la Commission européenne, traçant une feuille de route pour les priorités et les ambitions pour les cinq prochaines années. L’accent étant mis sur « l’exécution et les résultats », que pouvons-nous attendre dès la barre fixée des 100 jours ?

Les six Vice-Présidents exécutifs et leurs missions

  • Teresa Ribera Rodríguez, Transition propre, juste et compétitive :  garantir une transition verte juste et efficace, moderniser la politique de concurrence et coordonner des travaux sur le pacte industriel vert. Les priorités clés comprennent réduction des prix de l’énergie, soutien à une transition juste pour les travailleurs et utilisation de la politique de concurrence pour soutenir l’innovation verte.
  • Henna Virkkunen, Souveraineté technologique, sécurité et démocratie :  renforcer l’indépendance technologique de l’Europe, la cybersécurité, la protection des valeurs démocratiques et la gestion de la migration et de la sécurité intérieure. Les initiatives clés comprennent une loi sur les réseaux numériques, le soutien à l’Union européenne de la défense et la lutte contre la désinformation.
  • Stéphane Séjourné, Prospérité et stratégie industrielle : Chargé de stimuler la compétitivité et l’innovation européennes, en mettant l’accent sur une nouvelle stratégie industrielle, le pacte industriel vert et le renforcement du marché unique. Les initiatives clés comprennent un Fonds européen pour la compétitivité, une loi sur l’accélération de la décarbonisation industrielle et une stratégie pour le marché unique.
  • Kaja Kallas, Affaires étrangères et politique de sécurité :  diriger la politique étrangère de l’UE, en mettant l’accent sur le soutien à l’Ukraine, le renforcement de la défense européenne, le développement d’une approche plus stratégique des sanctions et la promotion de partenariats clés (transatlantique, G7, etc.). Un Livre blanc sur l’avenir de la défense européenne est un livrable clé.
  • Roxana Mînzatu, Personnes, compétences et préparation :  renforcer le capital humain de l’Europe grâce au développement des compétences, à l’éducation et aux droits sociaux. Les initiatives clés comprennent un plan d’action pour la mise en œuvre du socle européen des droits sociaux, une feuille de route pour des emplois de qualité et une stratégie pour une Union des compétences.
  • Raffaele Fitto, Cohésion et réformes :  garantir la mise en œuvre réussie de NextGenerationEU, le renforcement de la cohésion économique, sociale et territoriale et le soutien au développement régional. Les domaines clés comprennent la réduction des disparités régionales, le soutien aux communautés rurales et la promotion de la mobilité et du tourisme durables.

Les 100 premiers jours : des actions concrètes

Dans les 100 premiers jours, les Youth Policy Dialogues, le Livre Blanc sur l’Avenir de la Défense européenne et le Pacte Industriel Vert sont les principaux efforts collaboratifs impliquant plusieurs Vice-Présidents Exécutifs :

  • Henna Virkkunen, Souveraineté Technologique, Sécurité et Démocratie :
  • Garantir l’accès à une capacité de supercalcul adaptée pour les start-ups et l’industrie de l’IA par le biais de l’initiative AI Factories.
  • Proposer, en collaboration avec le Commissaire à la Défense et à l’Espace, un Livre Blanc sur l’Avenir de la Défense Européenne.
  • Organiser une première édition des Youth Policy Dialogues.
  • Kaja Kallas, Affaires Étrangères et Politique de Sécurité :
  • Proposer, en collaboration avec le Commissaire à la Défense et à l’Espace, un Livre Blanc sur l’Avenir de la Défense européenne.
  • Organiser une première édition des Youth Policy Dialogues.
  • Raffaele Fitto, Cohésion et Réformes :
  • Organiser une première édition des Youth Policy Dialogues.
  • Roxana Mînzatu, Personnes, Compétences et Préparation :
  • Présenter un nouveau Plan d’Action sur la Mise en Œuvre du Socle Européen des Droits Sociaux
  • Organiser une première édition des Youth Policy Dialogues.
  • Stéphane Séjourné, Prospérité et Stratégie Industrielle :
  • Développer, avec le Commissaire au Climat, à la Neutralité Carbone et à la Croissance Verte, le Pacte Industriel Vert.
  • Présenter une loi d’Accélération de la Décarbonisation Industrielle. Mettre en place une plateforme dédiée aux Matières Premières Critiques de l’UE. Présenter l’Acte sur l’Économie Circulaire (conjointement avec le Commissaire à l’Environnement). Présenter un nouveau Paquet pour l’Industrie Chimique (conjointement avec le Commissaire à l’Environnement).
  • Teresa Ribera Rodríguez, Transition Propre, Juste et Compétitive :
  • Développer, avec le Commissaire au Climat, à la Neutralité Carbone et à la Croissance Verte, le Pacte Industriel Vert.
  • Réviser les Lignes Directrices sur le Contrôle des Fusions Horizontales.

L’Europe est à la croisée des chemins. Le succès de l’agenda de la nouvelle Commission dépendra de notre capacité à traduire ces ambitions en actions concrètes et tangibles afin que l’Europe ait les moyens de ses ambitions, c’est de notre responsabilité collective.

Exode informationnel et apathie européenne des Français : comment rallumer une flamme européenne vacillante ?

En cette période de nouvelle année, plutôt que de formuler des vœux, visons plus des résolutions : être résolu à regarder la réalité, même si cela peut être de plus en plus difficile à décrypter et être résolu à chercher des solutions réelles, c’est d’ailleurs la promesse de Lacomeuropéenne depuis son lancement et l’engagement que nous renouvelons pour 2025.

L’exceptionnalisme eurosceptique français : un État-membre qui se désolidarise

Une récente étude menée par Cluster17 pour Le Grand Continent : « Que pensent les Européens ? » dans cinq pays étudiés (France, Allemagne, Italie, Espagne et Belgique) révèle une tendance préoccupante : une fracture croissante au sein de l’Europe sur des questions clés, la France se distinguant souvent par des positions plus eurocritiques. « Deux tiers des répondants se disent favorables à l’Union tout en souhaitant « de grands changements » dans sa manière de fonctionner. » Ce désir de changement est particulièrement prononcé en France, où l’euroscepticisme est plus marqué que dans les autres pays étudiés. « La France est, sur cette question comme sur presque toutes les autres, le pays le plus sceptique à l’égard des bénéfices de l’Union. »

L’étude souligne également un point crucial : « La question européenne divise même au sein des électorats radicaux. » Si le sentiment anti-UE alimente le soutien aux partis radicaux, ces mêmes électorats sont divisés sur la question de l’intégration européenne. Ce conflit interne entrave la capacité de ces partis à capitaliser sur l’euroscepticisme et offre une opportunité – jusqu’à combien de temps ? – aux forces pro-européennes de consolider un soutien en déclin.

L’exode informationnel : une nation qui se déconnecte

À la difficulté posée par une Europe fracturée s’ajoute un désengagement croissant vis-à-vis de l’information elle-même en France. L’étude « L’exode informationnel » publiée par la Fondation Jean Jaurès révèle une nation aux prises avec le déluge informationnel, ce qui entraîne une fatigue et une méfiance généralisées. « 54% des Français se déclarent fatigués de l’information, 39% apparaissent même « très » fatigués », qui conduit à un sentiment de saturation et à une incapacité à établir des priorités. « Plus de huit Français sur dix ont l’impression de voir tout le temps les mêmes informations. »

Cette fatigue engendre la méfiance, beaucoup ayant le sentiment d’être manipulés et incapables de distinguer les faits de la fiction. « Plus d’un Français sur deux confie qu’il a désormais du mal à distinguer ce qui est une vraie information de ce qui est une fausse information. » Cette érosion de la confiance crée un vide, facilement comblé par des sources alternatives, qui propagent souvent de la désinformation et des théories du complot. L’étude révèle que « plus d’un quart des Français (27% précisément) se montrent perméables à la mécanique complotiste ».

Le prix de l’apathie : une menace pour l’intégration européenne

La conséquence la plus inquiétante de cet exode informationnel est peut-être le sentiment d’impuissance généralisé. « 80% des Français disent « se sentir impuissants face aux évolutions du monde » et 83% avouent « se désespérer de l’être humain lorsqu’ils regardent les actualités. » Ce sentiment d’impuissance alimente le désengagement, conduisant nombre d’entre eux à se retirer complètement de l’espace public. L’étude identifie cinq profils distincts de citoyens français dans leur relation à l’information, allant des « submergés », accablés par le déluge, aux « détachés », qui l’évitent activement – autant de catégories qui fonctionneraient parfaitement pour comprendre la relation des Français avec l’Europe.

Un appel à l’action : raviver la flamme européenne avec « Faut qu’on parle d’Europe »

La convergence de ces deux tendances – un euroscepticisme croissant et une nation qui se déconnecte – représente un danger pour l’avenir de l’intégration européenne. L’apathie et le désengagement sont un terreau fertile pour les mouvements nationalistes et populistes, menaçant de détricoter le tissu même du projet européen.

L’initiative « Faut qu’on parle » lancée conjointement par La Croix et Brut offre un modèle prometteur pour relever ce défi. L’idée est simple : réunir des personnes ayant des points de vue opposés pour des conversations en face à face, favorisant l’empathie et la compréhension. Adapter ce modèle aux questions européennes – « Faut qu’on parle d’Europe » – pourrait constituer un puissant antidote à l’exode informationnel et à l’apathie croissance en matière européenne. Il s’agirait de réunir des citoyens français d’horizons divers pour discuter de leurs espoirs et de leurs craintes quant à l’avenir de l’Union, à une échelle individuelle pour privilégier une vraie expérience convaincante, à défaut de campagnes à plus grande échelle.

Il ne s’agit pas simplement de fournir davantage d’informations ; il s’agit de créer des espaces de dialogue significatif, où les gens peuvent s’écouter, remettre en question leurs préjugés et trouver un terrain d’entente. Il s’agit de restaurer la confiance et de favoriser un sentiment d’appropriation collective du projet européen.

Face aux signaux d’alarme de la dégradation de la relation des Français à l’Europe, renforcée par l’exode informationnel nous devons agir maintenant pour raviver la flamme européenne avant qu’elle ne vacille et ne s’éteigne.

L’UE à la croisée des chemins : faut-il plus ou moins de pouvoir ?

Débat sur la chaîne YouTube « Brussels Signal » : « Federalist VS Eurosceptic : Should we give the EU more Power? » entre Sophie in’t Veld, ex-députée européenne libérale, auteure de « Naked Power » et Thomas Fazi, auteur de « The Silent Coup » se présentant comme de gauche anti-UE.

Face-à-face : un europhobe contre le supranationalisme et une eurocritique d’un système dysfonctionnel

Sur le plan théorique, il y a de nombreuses déclinaisons du gris eurosceptique, mais les positions ne peuvent pas être plus éloignées entre les deux protagonistes. Pour Thomas Fazi, le discours que nous entendons de l’UE – la souveraineté nationale n’a plus de sens avec la mondialisation, nous ferions mieux de nous regrouper pour créer une super-puissance – a échoué avec pour résultat le déficit démocratique. L’échec n’est pas malgré une UE imparfaite mais parce que le supranationalisme ne fonctionne pas. Nous sommes donc dans les limbes, avec un non-État puissant, l’UE, et des conséquences politiques, enchaînant les erreurs.

Pour Sophie in’t Veld, l’UE a certainement donné des résultats, mais elle sous-performe en tant qu’économie innovante, acteur géopolitique et surtout entité démocratique. Les États-nations n’ont pas été inventés avec Adam et Ève, ce sont des créations récentes, et toute idéalisation des États-nations est un anachronisme naïf.

Le problème avec le pouvoir de l’UE est que les dirigeants nationaux ont confisqué le pouvoir au sein du Conseil européen, qui devrait fonctionner comme un « think tank » selon les traités européens mais qui agit comme un gouvernement dysfonctionnel, décidant sans transparence ni responsabilité. Le fait que la présidente de la Commission européenne soit membre du Conseil européen est problématique, elle devrait faire appliquer la législation européenne, pas se rapprocher des chefs d’État et de gouvernement. Pour Ursula von der Leyen, son ticket pour le pouvoir est d’être à la table du Conseil européen, pas en tant que présidente de la Commission européenne.

La démocratie fonctionne avec des élections et surtout des « checks and balances » : dans l’UE, la responsabilité s’est perdue au fil des ans. La révolution la plus importante aujourd’hui serait d’appliquer les traités européens. Premièrement, réduire la taille de la Commission européenne comme cela est envisagée. Deuxièmement, les Commissaires ne devraient plus représenter leurs pays, puisque la Commission européenne est chargée d’appliquer les traités et de mettre en œuvre les lois européennes, même les procédures d’infraction contre les États membres si nécessaire. Ces dernières années, l’application du droit est en fort déclin, von der Leyen en particulier l’a négocié contre du soutien politique. On ne peut plus faire confiance à la Commission européenne, et c’est le problème le plus urgent.

Que nous faut-il ? Plus de responsabilité et de contrôle des chefs d’État et de gouvernement s’engageant avec l’UE, dans les limites de l’État de droit. Dans le monde fragmenté d’aujourd’hui, nous devons rendre l’UE plus démocratique en tant que démocratie parlementaire à part entière. Nous vivons encore dans l’illusion que les États-nations peuvent faire face seuls aux défis comme le changement climatique, les défis géopolitiques, les migrations et la transition numérique. Dans le cadre des traités actuels de l’UE, le Conseil européen, l’organe des chefs d’État et de gouvernement, ne devrait plus prendre les décisions, et le Parlement européen devrait exercer plus de contrôle. Les pouvoirs ont été consciemment donnés aux institutions européennes, avec réticence par les États membres, car le pouvoir intergouvernemental ne fonctionnait pas, mais nous avons perdu cette mémoire et celle-ci revient avec force. C’est leur « coup d’État », s’il y a un « coup silencieux », il vient des dirigeants gouvernementaux européens. Nous devons ramener le pouvoir là où il devait être : la Commission européenne et le Parlement européen, loin de la boîte noire.

Visions opposées de l’avenir : désoccidentalisation vs. démocratisation

Thomas Fazi craint le risque d’un style nouvelle « Guerre froide » de la part de l’UE, alignée sur les USA, qui serait destinée à imploser. L’UE doit s’engager dans un monde multipolaire, avec le bloc non-occidental, les BRICS, qui s’éloignent de la vision suprémaciste occidentale, où une majorité mondiale construit un nouvel ordre basé sur les nations. Sophie in’t Veld se pose en optimiste très inquiète, car les sonnettes d’alarme des présidences Trump et de l’attaque russe de l’Ukraine n’ont pas suffi à apporter le leadership décent dont l’UE a besoin pour décider de notre avenir.

Quels récits géostratégiques pour l’Europe, puissance économique ?

Pendant des décennies, le succès économique de l’Europe s’est appuyé sur la mondialisation des échanges, mais l’avenir est dorénavant incertain. Pour le think tank Brussels Institute for Geopolitics dans “European economic statecraft in search of a future”, il n’existe pas un seul avenir géopolitique, ni un unique récit stratégique. Alors que l’Union européenne commence à développer sa propre politique économique stratégique, quels récits stratégiques sur la façon et le moment de déployer sa puissance économique de manière cohérente, efficace et responsable ? Les Européens doivent examiner la situation géopolitique et historique actuelle du continent, à travers le prisme de récits stratégiques et la projection de différents futurs, certaines politiques apparaîtront comme évidentes, tandis que d’autres seront considérées comme « du mauvais côté de l’histoire » et écartées…

Le récit Wilsonien, policer l’ordre international fondé sur des règles

Le grand récit avec lequel les élites politiques de Bruxelles ont grandi, et qui jusqu’à récemment coulait dans les veines de la ville, est d’esprit wilsonien. Il est construit sur un optimisme inébranlable concernant l’avenir, prédisant le triomphe de l’ordre international libéral fondé sur des règles.

Dans le langage wilsonien, la puissance économique est utilisée uniquement pour faire respecter les règles, non pour des objectifs stratégiques ou d’autres intérêts. La politique économique coïncide grossièrement avec les sanctions.

Le récit Bushien, gagner le bellum sanctum

Lié au président George W. Bush, qui après les attentats du 11 septembre a redécouvert la présence du mal dans le monde. Bien que ce récit soit également ancré dans l’ordre libéral fondé sur des règles, il accuse les optimistes wilsoniens de naïveté envers les dictatures, particulièrement la Chine et la Russie. Plutôt que de voir ces puissances illibérales comme étant en route vers l’adhésion à l’ordre fondé sur des règles, le langage de Bush identifie un conflit existentiel dans lequel l’empathie diplomatique équivaut à l’apaisement.

Dans le langage stratégique de George W. Bush, l’objectif ultime de la politique économique est de gagner la guerre contre un « Axe » mené par la Chine et de restaurer la primauté des États-Unis (et de leurs alliés), seule véritable garantie de sécurité. Le cadre d’une lutte mondiale entre démocratie et autocratie pousse inexorablement l’utilisation de la politique économique, et du pouvoir étatique plus généralement, à ses extrêmes, puisqu’aucun compromis avec une force maléfique ne peut être justifié.

Le récit Kissingerien, westphalien, préserver l’équilibre des pouvoirs

Considérant les futurs de Wilson et Bush comme Vergangene Zukunft (futurs passés), des futurs imaginés déjà périmés, puisque l’ordre fondé sur des règles, selon cette vision, a déjà connu ses jours de gloire et les plans néoconservateurs visant à contraindre l’Histoire vers son « stade final » par la force ne sont que des élans de nostalgie.

Dans le langage stratégique de Kissinger, l’objectif global de la politique économique n’est pas de restaurer la primauté occidentale et l’ordre fondé sur des règles, mais de sécuriser et gérer l’équilibre des pouvoirs.

Faire avancer le débat stratégique de l’Europe

Les langages stratégiques dans lesquels ces différents futurs sont esquissés fournissent des cadres normatifs qui, même grossièrement dessinés, éclairent la prise de décision sur l’emploi de la puissance économique. Ils fixent des objectifs généraux et délimitent l’utilisation du pouvoir économique. Ils apportent des orientations sur le pourquoi, le quoi, le qui et les autres questions auxquelles les doctrines de sécurité économique doivent répondre. Les types de politiques concrètes qu’ils peuvent suggérer peuvent parfois se chevaucher. Ces politiques diffèrent également, soit dans leur substance, leur portée ou le récit utilisé pour offrir des justifications.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la boussole stratégique de l’Europe était le wilsonisme, une mentalité encore profondément ancrée dans la culture politique et la machinerie institutionnelle de l’UE. Mais bien que tous les acteurs de l’UE ne soient pas prêts à l’admettre, le wilsonisme est terminé – pas seulement à Washington mais aussi à Bruxelles. Le véritable choix que l’Europe doit faire est de savoir comment utiliser sa puissance de manière sensée et ciblée, dans quel but et – non moins important – dans quelles limites.

Quelle est la doctrine de sécurité de l’Union ?

Des récits stratégiques sont nécessaires pour définir quand utiliser la puissance économique, contre qui la diriger et dans quel but, et plus largement, comment l’ordre et la stabilité dans le monde doivent être assurés ; menant à une conversation politique plus claire et honnête, et à une meilleure compréhension des choix politiques que l’Europe doit faire.