Dans un système de 23 langues officielles, certaines sont en pratique plus égales que d’autres, et en particulier les institutions européennes se sont illusionnées en sacrifiant à la promotion d’une sphère publique européenne, des pratiques de communication linguistiques hégémoniques où l’anglais domine, selon Kaisa Koskinen dans « Social media and the institutional illusions of EU communication »…
Des « illusions institutionnelles » du multilinguisme plus théorique que pratique
Dans la théorie littéraire, le concept de « la suspension volontaire de l’incrédulité » ou « foi poétique » développé par William Coleridge en 1817, fait référence à l’acceptation par les lecteurs de la fictionnalité de la fiction. Nous acceptions les règles de la fiction pour profiter d’une histoire divertissante.
Les politiques linguistiques institutionnelles reposent sur une attitude quelque peu similaire en ce sens qu’elle implique une ignorance volontaire de certains aspects pragmatiques de la vie quotidienne au profit d’un principe d’« illusions institutionnelles ». Le multilinguisme peut être à jamais inaccessible dans la vie quotidienne, mais il peut être nécessaire de continuer « comme si » il était la réalité car l’abandonner ferait s’effondrer la construction d’ensemble.
De la « cyberécologie linguistique » virtuelle : le monolinguisme pragmatique des institutions européennes
Les illusions institutionnelles d’égalité et d’équivalence entre les langues n’ont pas survécu au passage aux médias sociaux. Le choix de l’anglais en tant que lingua franca européenne s’est réalisé sans discussion des questions d’égalité et d’accès à l’information, afin de favoriser un dialogue européen en atteignant directement les citoyens intéressés par les affaires européennes au détriment du multilinguisme institutionnel. L’anglais devient la langue commune par laquelle les Européens se comprennent ; rien à voir avec l’impérialisme linguistique britannique ou américain et tout à voir avec l’aspect pratique.
Le développement simultané de se connecter directement aux citoyens en adaptant la communication aux besoins locaux s’est traduit, si l’on peut dire par le détachement d’une partie des traducteurs dans des bureaux locaux et la création d’une unité de traduction web distincte à Bruxelles. Les traducteurs de ces deux unités ont pour tâche explicite de briser l’illusion d’équivalence dans leurs stratégies de traduction et de commencer à localiser les communiqués et pages web en adaptant à la fois leur style et leur contenu aux mieux se conformer aux intérêts locaux dans la culture cible.
Sur les réseaux sociaux, la plupart des profils dans des langues autres que l’anglais sont ceux mis en place par les représentations locales et la coexistence avec d’autres langues que l’UE est devenue rare.
L’anglais est en effet majoritaire sur la chaîne Youtube de la Commission européenne EUtube qui permet les commentaires, et il y en a souvent, majoritairement en anglais. EuroparlTV, en revanche, la webTV du Parlement euuropéen est une chaîne à sens unique, diffusant des informations dans plusieurs langues mais n’invitant à aucune réponse.
Dans ces lignes directrices pour une action responsable dans les médias sociaux, la Commission européenne ne s’exprime pas sur les langues à utiliser. La pratique où l’anglais domine a été autorisée à se développer de manière organique, car L’utilisation d’une langue commune dans les discussions accroît les possibilités d’une sphère publique européenne commune.
Du « linguicisme » : le monolinguisme dans la participation des « citoyens »
Les principes du multilinguisme institutionnel sont bouleversés dans les médias sociaux : le multilinguisme institutionnel a traditionnellement permis aux citoyens de rester individuellement monolingue, mais comme l’institution est désormais plutôt monolingue en n’utilisant que l’anglais dans les médias sociaux, c’est aux commentaires des citoyens d’introduire davantage de langues. Cependant, peu d’entre eux sont disposés à le faire. La majorité des commentateurs optent pour le renforcement du choix linguistique préétabli par l’institution.
Si l’objectif est de permettre une participation démocratique de tous les groupes linguistiques, l’absence de toute régulation institutionnelle des pratiques langagières dans les médias sociaux est donc frappante. Cette absence de politique linguistique explicite laisse place à une évolution que l’on pourrait qualifier de linguicisme, c’est-à-dire de pratiques qui légitiment ou reproduisent une répartition inégale du pouvoir et des ressources sur la base de la langue.
Si la Commission européenne avait une politique de traduction réfléchie pour les médias sociaux, elle aurait pu résoudre différemment la question du multilinguisme. L’unité de traduction web distincte aurait pu élargir sa portée pour inclure les médias sociaux, sachant qu’il existe désormais des services de traduction commerciaux qui fournissent des traductions automatiques pour les besoins des médias sociaux instantanément.
De deux choses l’une sur les réseaux sociaux, soit les pratiques soutenant l’hégémonie de l’anglais sont le résultat accidentel d’un développement organique des stratégies de communication de la Commission européenne, soit il existe des motivations considérées comme plus précieuses qu’un régime linguistique égalitaire pour créer une identité européenne commune et un sentiment d’appartenance et in fine une sphère publique européenne partagée.
Il est évident que l’utilisation croissante des médias sociaux par les institutions de l’Union européenne a un effet profond sur leur paysage linguistique virtuel. En l’absence d’une politique linguistique explicite, les pratiques entraînent une perte importante des formes démocratiques de multilinguisme et une augmentation de la prédominance d’une langue, l’anglais.
Si l’égalité entre les langues officielles demeure l’idéologie dominante, il y a très peu de preuves de tentatives de sauvegarde de l’illusion d’égalité. Il s’ensuit que la question de l’équivalence ne se pose même pas dans la plupart des cas. L’illusion d’équivalence n’a donc pratiquement aucune place dans ces forums.
Si l’on devait identifier quels types d’illusions sont venues remplacer les anciennes : la première illusion est que si la politique linguistique n’est pas explicitée, elle n’existe pas ; la seconde est que tout le monde connaît l’anglais ; la troisième pourrait être que la langue n’est qu’une question pragmatique de communication, sans rapport avec les questions d’identification, d’idéologie, de politique, de pouvoir ou d’éthique.
Sur les médias sociaux, la politique linguistique hégémonique émergente basée sur l’anglais peut bien soutenir l’objectif politique de créer la sphère publique européenne, mais il faut accepter que cette sphère publique ne sera pas « sociale », mais sera alors une construction d’élite non accessible à ceux qui ne sont pas adeptes du numérique et ne maîtrisent pas bien l’anglais.