Comment la communication du Parlement européen, au-delà de ses campagnes électorales quinquennales, a-t-elle évolué entre 2009 et 2024 pour tenter de combler le fossé perçu avec les citoyens européens ? Quels sont les ressorts stratégiques, les innovations tactiques, les défis persistants et les perspectives d’avenir de cette transformation vers un modèle d’engagement se voulant plus permanent, multiforme et résilient ?
L’institution qui apprend à parler (et à écouter ?)
Pendant longtemps, le Parlement européen, malgré son rôle démocratique central, a souffert d’une image distante, complexe, voire carrément soporifique pour une large partie des citoyens. Sa communication, souvent perçue comme un jargon technocratique descendant, peinait à créer un lien, une résonance. Pourtant, l’analyse de ses efforts de communication sur les quinze dernières années (2009-2024) révèle une transformation profonde et fascinante.
Au-delà des pics d’activité liés aux élections européennes, c’est toute une philosophie et une infrastructure de communication qui ont muté, passant progressivement d’un modèle de diffusion d’information épisodique à une tentative ambitieuse de dialogue et d’engagement continus. Après notre série estivale, nous explorons les facettes clés de cette mutation, ses moteurs, ses succès, ses limites et ce qu’elle nous apprend sur la communication d’une institution supranationale au 21ème siècle…
1. L’édification d’une « machine à engager » : de la campagne éphémère à l’infrastructure permanente avec together.eu
Le changement le plus structurel est sans doute le passage d’une logique de campagnes ponctuelles à la construction d’une capacité d’engagement durable. Si les premières campagnes (2009, 2014) misaient sur des outils classiques et temporaires, le succès phénoménal de la plateforme thistimeimvoting.eu en 2019 a marqué un tournant. Sa pérennisation sous le nom de together.eu n’est pas anecdotique : c’est la création d’une colonne vertébrale numérique et humaine pour l’engagement civique européen.
Cette plateforme fonctionne comme un réseau social pour la démocratie, formant des « multiplicateurs », facilitant l’organisation d’événements locaux, et servant de base pour diverses formes de participation (pétitions, consultations…). Le Parlement ne se contente plus d’acheter de l’attention médiatique tous les cinq ans ; il investit dans la construction d’un capital social et civique propre, une communauté qu’il peut mobiliser en continu. C’est un pari stratégique majeur sur l’intelligence collective et l’énergie citoyenne, une tentative de passer du « push » d’information au « pull » d’engagement.
2. La jeunesse : moins une cible qu’un investissement stratégique à long-terme
L’obsession (légitime) pour le vote des jeunes lors des élections cache une stratégie plus profonde et continue. Le Parlement européen a compris que l’engagement civique se cultive tôt. Des initiatives comme les European Youth Events, le programme des « Ambassador Schools », ou la présence active sur des plateformes comme Instagram et TikTok ne sont pas de simples opérations de séduction pré-électorales. Elles constituent un investissement structurel dans l’éducation civique et l’acculturation européenne de la prochaine génération.
En créant une « marque jeune » accessible et en offrant des espaces de dialogue et de participation dédiés, le Parlement pratique une forme de « pré-engagement », tissant des liens bien avant que la question du vote ne se pose. C’est une stratégie patiente, visant à contrer la désaffection à la racine et à préparer l’avenir démocratique de l’Union. Une qualité dont les institutions disposent naturellement.
3. Le yin et le yang de la persuasion : l’art d’équilibrer cœur et raison
La communication du Parlement européen navigue constamment entre deux pôles : l’émotion et la rationalité :
D’un côté, les campagnes électorales (surtout depuis 2014) misent de plus en plus sur des narratifs forts, des valeurs partagées, et une connexion émotionnelle (la vidéo avec le bébé de 2019). Elles cherchent à mobiliser en touchant les cœurs et en soulignant les enjeux personnels ou sociétaux.
De l’autre côté, des initiatives comme « What Europe Does For Me » adoptent une approche résolument factuelle, pragmatique, axée sur les bénéfices concrets de l’action européenne dans la vie quotidienne ou les territoires.
Cette dualité n’est pas une schizophrénie, mais une stratégie sophistiquée : l’émotion crée l’étincelle, l’envie d’en savoir plus ; le factuel ancre la pertinence, fournit des preuves, et peut convaincre les plus sceptiques. Maîtriser cet équilibre délicat est devenu une compétence clé. Il faut marcher sur ses deux jambes. Le Parlement européen l’a appris avec l’apprentissage des campagnes lors des élections européennes.
4. Communiquer dans la tempête : la communication institutionnelle comme facteur de résilience
La communication du Parlement européen ne se limite pas aux temps calmes ou aux échéances électorales. Elle joue un rôle crucial en période de crise (Brexit, COVID-19, guerre en Ukraine implicitement en 2024). Il ne s’agit pas seulement de réagir, mais de cadrer les événements, de proposer un narratif institutionnel qui rassure, explique, et positionne le Parlement comme un acteur pertinent et protecteur. L’exemple du Brexit, transformé en « vaccin » contre l’euroscepticisme, ou celui de l’hémicycle devenu centre de vaccination, illustrent cette capacité à utiliser la communication (et l’action symbolique) comme un outil de gestion de crise et de renforcement de la résilience institutionnelle. Dans un monde instable, cette fonction devient de plus en plus centrale.
5. L’évolution des ressources : investir dans la communauté plutôt que dans la publicité ?
L’analyse des budgets et des tactiques révèle une tendance de fond : un glissement progressif des dépenses d’achat d’espace publicitaire traditionnel vers des investissements dans l’infrastructure d’engagement (plateformes, CRM, outils digitaux), les ressources humainesdédiées (experts digitaux, community managers, équipes locales renforcées) et la facilitation de l’action volontaire.
C’est le passage d’une logique de « location » d’audience à une logique de « construction » d’une capacité d’interaction et de mobilisation propre. C’est plus complexe à gérer, mais potentiellement plus durable et moins dépendant des fluctuations du marché médiatique.
Les défis persistants : les ombres au tableau du papillon européen
Malgré cette impressionnante mutation, des défis structurels demeurent :
- Le mur des langues et des cultures : Créer des messages universellement résonnants reste un casse-tête permanent.
- La ligne de crête de la neutralité : Plus la communication devient engageante et émotionnelle, plus le risque de paraître partial est grand.
- Le dernier kilomètre vers les « non-publics » : Toucher les citoyens les plus éloignés, les plus indifférents ou les plus hostiles reste la frontière ultime.
- La bataille contre la désinformation : Un combat défensif et proactif qui consomme de plus en plus de ressources et d’énergie.
- La légitimation des moyens : Justifier l’utilisation de fonds publics pour une communication institutionnelle, même démocratiquement essentielle, reste un exercice délicat.
Vers une communication institutionnelle « augmentée » ?
La trajectoire de la communication du Parlement européen entre 2009 et 2024 est riche d’enseignements. Elle montre une institution qui a su (ou a été contrainte d’) apprendre, d’expérimenter, et de se transformer en profondeur pour tenter de répondre au défi fondamental de la connexion avec ses citoyens. Le passage d’un modèle de communication descendant et épisodique à une approche plus dialogique, émotionnelle, multicanale et permanente est indéniable.
Ce faisant, le Parlement ne fait pas que « mieux communiquer » ; l’institution redéfinit potentiellement son rôle, devenant non seulement un législateur mais aussi un animateur de l’espace public européen, un facilitateur d’engagement civique, et un acteur narratif dans les crises qui traversent le continent.
L’avenir dira si cette transformation est suffisante pour contrer durablement l’apathie et la défiance. Les prochaines étapes impliqueront sans doute une intégration plus poussée de l’intelligence artificielle (pour la personnalisation et la lutte contre la désinformation), l’exploration de nouveaux formats immersifs ou interactifs, et surtout, un approfondissement constant de la culture du dialogue et de la co-construction avec les citoyens.
Car au final, le plus grand défi pour la communication du Parlement européen, comme pour l’Union elle-même, reste peut-être celui-ci : prouver, encore et toujours, par les actes et par les mots, que cette entreprise complexe et parfois déroutante qu’est l’Europe est bien notre affaire à tous. Et que notre voix, individuelle et collective, y compte réellement. La communication ne peut pas tout, mais elle peut, lorsqu’elle est bien pensée et sincèrement engagée, contribuer à rendre cette promesse un peu plus tangible. Un défi permanent, mais passionnant.