Publicité politique sur les réseaux sociaux : de la transparence à la souveraineté démocratique européenne

À la veille de l’application pleine et entière du règlement sur la transparence de la publicité à caractère politique, la Commission européenne publie ses orientations pratiques, la matérialisation d’une ambition politique profonde : reprendre le contrôle de notre espace public numérique et renforcer la résilience de nos processus démocratiques face aux manipulations en passant d’une logique de simple conformité à une véritable culture de la responsabilité.

Le diagnostic : la fin du « Far West » numérique

Face aux vulnérabilités exposées, les campagnes électorales et les débats publics ont été le théâtre d’une expérimentation sans précédent, souvent opaque et parfois malveillante :

  • La fragmentation du marché intérieur de l’influence : l’hétérogénéité des règles nationales créait une insécurité juridique et des distorsions de concurrence, paralysant les campagnes paneuropéennes et favorisant les acteurs les moins scrupuleux.
  • L’asymétrie de l’information : Pour le citoyen, ce grand perdant, cette confusion, amplifiée par des techniques de ciblage sophistiquées, est un poison pour le débat éclairé.
  • Les ingérences étrangères et la désinformation : Le parrainage de publicités par des entités de pays tiers est un vecteur connu d’ingérence, dorénavant restreint durant les trois mois précédant une élection, une première étape pour protéger l’intégrité de nos scrutins.

L’architecture de la confiance : les piliers fondamentaux

Face à ce diagnostic, le règlement érige une architecture robuste, qui peut être comparée aux meilleures pratiques mondiales et qui, sur certains points, les dépasse :

Pilier 1 : le principe du « qui parle et qui paie ? » : L’obligation de marquer clairement toute publicité politique et de la lier à un « avis de transparence » détaillé  est le cœur du réacteur. Cet avis n’est pas anodin : il doit révéler l’identité du parraineur, les montants dépensés, les sources de financement (publiques/privées, UE/hors UE) et les liens avec une campagne électorale. C’est la fin de l’anonymat et de l’opacité.

Pilier 2 : le « répertoire européen », une bibliothèque de l’influence : La création d’un répertoire public européen de toutes les annonces publicitaires politiques en ligne est une innovation, accessible aux citoyens, aux journalistes et aux chercheurs, qui créera une mémoire collective de l’influence politique. Il permettra des analyses post-campagne, l’identification de stratégies coordonnées et offrira un niveau de redevabilité sans précédent, bien au-delà de ce qui existe dans le modèle américain, par exemple.

Pilier 3 : les lignes rouges du ciblage, un bouclier pour le citoyen : C’est ici que l’Europe affirme son modèle unique en interdisant purement et simplement l’utilisation de catégories particulières de données (opinions politiques, appartenance syndicale, convictions religieuses, orientation sexuelle, etc.) pour le ciblage politique. Il interdit également le ciblage des mineurs. Pour les autres données personnelles, il exige un consentement explicite et séparé, rendant le retrait de ce consentement aussi simple que son octroi. L’Union ne se contente pas de demander la transparence du ciblage ; elle en limite drastiquement les dérives les plus dangereuses, protégeant l’individu contre le micro-ciblage manipulateur.

Les défis de la mise en œuvre et les angles morts

Le succès de ce règlement dépendra de sa mise en œuvre et de notre capacité à adresser ses limites :

  • Le risque d’une application à 27 vitesses : La supervision est confiée à une mosaïque d’autorités nationales qui justifiera une coopération transfrontalière fluide et une doctrine de sanction homogène, le principal défi pour la Commission et le réseau des points de contact nationaux.
  • La zone grise des « activités internes » et des influenceurs : La définition de la publicité politique est large, mais la frontière avec l’opinion personnelle « non rémunérée » reste poreuse. Comment traiter un influenceur qui, sans paiement direct, promeut un agenda politique en échange de visibilité ou d’accès ? La diligence des plateformes et la vigilance de la société civile seront essentielles.
  • Au-delà du payant : Le règlement se concentre sur la publicité, c’est-à-dire le contenu pour lequel une rémunération a été fournie. Il n’adresse pas directement les campagnes d’influence « organiques » menées par des armées de bots ou via des réseaux coordonnés d’acteurs non authentiques. La lutte contre la manipulation est un combat sur plusieurs fronts.

Vers une doctrine de la souveraineté démocratique européenne ?

Ce règlement doit être le catalyseur d’une stratégie plus large :

  • Investir massivement dans l’éducation aux médias : La transparence ne sert à rien si les citoyens ne disposent pas des outils critiques pour interpréter l’information. Les données des avis de transparence doivent être rendues intelligibles et utilisables. C’est un devoir pour les institutions, les médias et le système éducatif.
  • Faire de l’Europe un « Standard-Setter » mondial : L’approche européenne, qui combine transparence radicale et interdictions ciblées, est un « soft power » réglementaire. Elle offre une troisième voie entre le laissez-faire américain et le contrôle étatique. Nous devons activement promouvoir ce modèle comme une norme mondiale pour la protection des démocraties.
  • Construire l’espace public européen : En harmonisant les règles du jeu, ce règlement facilite un débat politique transnational plus juste. Les partis et mouvements paneuropéens peuvent désormais opérer sur un marché intérieur de la communication politique plus prévisible. C’est une condition sine qua non à l’émergence d’un véritable espace public européen.

Au total, le règlement sur la transparence de la publicité politique se positionne comme un instrument de rééquilibrage qui redonne du pouvoir au citoyen, impose des responsabilités claires aux acteurs économiques et politiques, et dote les autorités de moyens d’action.

Son succès politique dépendra de notre volonté collective – institutions, plateformes, parraineurs, médias et citoyens – de nous approprier ces nouvelles règles pour en faire le fondement d’un débat démocratique plus sain et plus résilient.

Ce n’est pas une ligne d’arrivée, mais une nouvelle ligne de départ dans la construction de notre souveraineté démocratique à l’ère numérique.

Modération des contenus sur les réseaux sociaux : le DSA à l’épreuve des faits avec le premier rapport de transparence de l’organisme de règlement des différends

Le Digital Services Act (DSA) a été présenté comme une refondation de notre pacte numérique, promettant de transformer le « Far West » digital en un espace de droits et de responsabilités. Au cœur de cette promesse se trouve un mécanisme inédit : le droit pour tout citoyen européen de contester la décision d’une plateforme auprès d’un organe de règlement extrajudiciaire des différends (ODS), indépendant et certifié.

C’est la première fois que nous passons de la théorie législative du DSA à une évaluation chiffrée de son impact sur le terrain.

La publication du premier rapport de transparence de l’un de ces organes, l’Appeals Centre Europe (ACE), offre une première photographie, factuelle et sans concession, de la nouvelle dynamique de pouvoir entre les utilisateurs, les plateformes et ces nouveaux arbitres. L’analyse de ces données est essentielle pour façonner les futures stratégies de communication et de régulation de l’Union.

Une révolution silencieuse ? Premiers résultats à l’échelle européenne

Les chiffres globaux sont saisissants et doivent être au cœur de notre réflexion stratégique :

Une demande citoyenne massive : Avec près de 10 000 litiges soumis en moins d’un an, le rapport démontre une soif indéniable des citoyens européens pour un recours effectif. Le monopole décisionnel des plateformes est, pour la première fois, concrètement remis en cause.

Le chiffre qui change tout : un taux de désaveu spectaculaire. Le point le plus critique est que plus de 75% des 1 500 décisions rendues par l’ACE ont infirmé la décision initiale de la plateforme. Ce n’est pas une statistique, c’est un verdict. Il suggère une présomption d’erreur systémique dans les processus de modération à grande échelle, qu’ils soient automatisés ou humains. Les plateformes, malgré leurs investissements, se trompent massivement.

L’échec de la coopération et la puissance des « décisions par défaut » : Plus de la moitié des décisions (52%) sont des « décisions par défaut », rendues en faveur de l’utilisateur car la plateforme n’a pas fourni le contenu litigieux pour examen. C’est la preuve d’un manque de coopération flagrant de la part de certains acteurs, qui entravent activement le processus. Le rapport pointe notamment le manque de coopération de YouTube. À l’inverse, il révèle que la bonne volonté n’est pas uniforme : Meta (Facebook, Instagram) semble jouer le jeu plus activement, ce qui explique en partie pourquoi 55% des litiges éligibles concernent Facebook. La leçon est claire : la « signalétique » (signposting) et la coopération de la plateforme sont des leviers stratégiques déterminants pour l’exercice des droits des utilisateurs.

Focus sur la France : un engagement citoyen notable mais des obstacles

La France se distingue par son dynamisme. Avec 416 litiges éligibles, elle se classe au deuxième rang de l’Union, juste derrière la Pologne. Cela témoigne d’une forte conscience des droits numériques chez les utilisateurs français :

  • Profil des litiges : Les disputes proviennent majoritairement d’utilisateurs individuels, avec en tête les décisions liées au discours de haine (18%), à la nudité et l’activité sexuelle (18%), et au harcèlement (15%).
  • Le miroir français de la non-coopération : Comme au niveau européen, 52% des décisions concernant la France sont des « décisions par défaut ». Les utilisateurs français, bien qu’actifs, se heurtent au même mur du silence de la part des plateformes.
  • Une expertise nuancée : Lorsque l’ACE a pu examiner le contenu, il a infirmé plus de 80% des décisions de plateformes sur les « Biens et services réglementés », mais a confirmé 80% de leurs décisions sur le « Harcèlement ». Cela démontre que l’ACE n’est pas une chambre d’enregistrement des plaintes, mais un véritable organe d’expertise qui évalue au cas par cas, renforçant sa légitimité.

Enseignements et recommandations pour un DSA pleinement opérationnel

Ce rapport peut inspirer une nouvelle phase, plus offensive, de la stratégie numérique européenne :

Changer le narratif : de la « faute » à la « présomption d’erreur ». La communication européenne doit marteler le chiffre des 75% d’infirmation. Nous devons passer d’un discours où l’erreur de modération est une exception à un paradigme où la décision d’une plateforme est, par défaut, suspecte. Cela incite les utilisateurs à contester et met les plateformes sur la défensive.

Faire de la « Signalétique » (Signposting) une obligation de résultat. La disparité des litiges entre plateformes (Meta vs. YouTube/TikTok) est directement liée à la clarté et l’accessibilité de l’information sur le droit au recours. Les coordinateurs nationaux (comme l’Arcom en France) doivent imposer des standards de signalétique contraignants clairs et visibles sur chaque notification de modération ; le droit au recours numérique doit être traité avec rigueur et simplicité

Sanctionner la non-coopération. Le DSA impose un « engagement de bonne foi ». Le taux élevé de « décisions par défaut » est la preuve d’un engagement de mauvaise foi. La Commission européenne doit utiliser ce rapport pour ouvrir des enquêtes formelles contre les plateformes affichant les taux de non-coopération les plus élevés. C’est en sanctionnant un mauvais élève que l’on discipline toute la classe.

Industrialiser et européaniser le recours. L’ACE est un pionnier, mais il ne peut agir seul. Soutenir activement le réseau des organes de règlement extrajudiciaire des différends (ODS Network) pour mutualiser les connaissances, harmoniser les pratiques et créer une interface unifiée face aux plateformes. Il faut investir dans des API pour automatiser la transmission des dossiers, réduisant ainsi les délais de traitement (passés de 115 à 19 jours, un succès à amplifier). Il faut également, comme le suggère le rapport, traduire les portails de recours dans plus de langues, à commencer par le polonais, au vu de l’engagement exceptionnel de la société civile de ce pays.

Ce premier rapport est une victoire pour la vision européenne d’un internet régulé. Il prouve que le DSA n’est pas un tigre de papier. Mais il expose aussi crûment le chemin qu’il reste à parcourir. La promesse d’un pouvoir citoyen est réelle, mais elle est aujourd’hui freinée par l’inertie et la résistance passive de géants du numérique qui n’ont pas encore pleinement intégré que les règles du jeu ont changé afin de passer de la mise en place du droit à la garantie de son effectivité.

Comment connecter avec les futures générations : évolutions et enjeux des stratégies d’engagement de l’UE avec les jeunes

Face à une jeunesse européenne souvent perçue comme distante, voire désintéressée des institutions de Bruxelles, et dont la participation électorale a longtemps été préoccupante, comment la communication européenne peut tenter de créer un lien pertinent et durable avec les jeunes citoyens ? Quelles stratégies, quels canaux et quels récits peuvent émerger pour passer d’une approche de ciblage classique à une véritable politique d’engagement jeunesse intégrée et continue, entre engagement civique et quête d’authenticité ?

L’UE et les jeunes, du rendez-vous manqué à la tentative de connexion permanente

L’image d’une Union européenne vieillissante, technocratique et complexe a longtemps constitué un repoussoir pour une partie significative de la jeunesse. Les faibles taux de participation des jeunes aux élections européennes (seulement 27% en 2014) en sont le symptôme le plus visible. Pourtant, aucune institution ne peut ignorer la génération qui façonnera son avenir. Le Parlement européen, conscient de cet impératif démocratique et de sa propre légitimité future, a progressivement mais radicalement transformé son approche de communication envers les jeunes au cours des quinze dernières années. D’une simple « cible » parmi d’autres dans les campagnes électorales, la jeunesse est devenue un axe stratégique à part entière, nécessitant des outils, des messages et une philosophie d’engagement spécifiques. Comment s’est réalisée cette mutation, des premières tentatives maladroites aux stratégies sophistiquées d’aujourd’hui ?

1. Du « primo-votant » à l’écosystème d’engagement jeunesse : élargir le spectre

Initialement, l’approche vis-à-vis des jeunes était principalement axée sur leur statut de « primo-votants » ou d’électeurs potentiels à réveiller. La communication était largement concentrée sur la période pré-électorale. La transformation majeure est de comprendre que l’engagement jeunesse ne se décrète pas tous les cinq ans, mais se cultive en continu.

C’est ainsi qu’est né un véritable écosystème d’initiatives :

  • Les rencontres européennes de la jeunesse (European Youth Event) : Lancées en 2014, ces rencontres biennales à Strasbourg sont devenues bien plus qu’un simple événement. C’est un point de ralliement, un lieu de débat direct avec les décideurs, et une emarquee reconnue qui incarne l’ouverture du Parlement aux jeunes.
  • Le programme « School Ambassador » : En intégrant l’éducation à la citoyenneté européenne directement dans les lycées, le Parlement investit dans la formation civique et la familiarisation avec l’institution bien avant l’âge de voter.
  • Les centres « Europa Experience » : Ces espaces d’exposition interactifs dans plusieurs villes européennes offrent une porte d’entrée ludique et pédagogique à l’UE pour un public jeune et scolaire.
  • Une unité et des canaux dédiés : La création d’une unité « Youth Outreach » et de canaux spécifiques comme le compte Instagram @Europarl_EYE témoigne de la reconnaissance de la jeunesse comme un public nécessitant une expertise et une attention particulières.

Cette approche holistique vise à créer des points de contact multiples et réguliers, transformant la relation de ponctuelle à potentiellement continue.

2. Parler jeune (sans faire vieux) : la révolution des canaux et des contenus

Le Parlement européen a compris (parfois après quelques ratés) qu’on ne parle pas aux jeunes aujourd’hui comme on leur parlait auparavant. La mutation la plus visible est celle des canaux et des formats :

  • L’adoption des codes numériques natifs : Les réseaux sociaux et les influenceurs, sont mis au cœur de toute stratégie jeunesse, en particulier TikTok, plateforme incontournable des moins de 25 ans. Il ne s’agit pas juste d’être présent, mais d’adopter les formats courts, visuels, interactifs et souvent humoristiques qui y règnent.
  • Le pouvoir du peer-to-peer et de l’authenticité : La communication la plus efficace auprès des jeunes est souvent celle qui vient de leurs pairs. Le Parlement l’a intégré en encourageant le contenu créé « par les jeunes pour les jeunes », notamment lors des événements EYE, et en collaborant avec des influenceurs qui ont une crédibilité auprès de leur communauté. L’authenticité est la clé : le discours institutionnel trop lisse est immédiatement rejeté.
  • Du message descendant à la conversation : Les plateformes numériques sont utilisées non seulement pour diffuser, mais aussi pour écouter, interagir (via les commentaires, les Q&A, les quiz, et adapter le message en temps réel.

3. De la figuration à l’empowerment : donner la parole (et un peu de pouvoir ?)

Au-delà des canaux, c’est la posture même qui a évolué. Le Parlement européen cherche de plus en plus à positionner les jeunes non comme de simples récepteurs, mais comme des acteurs et des partenaires.

  • Co-création de contenu : Impliquer des jeunes créateurs dans la production de contenu assure non seulement la pertinence du ton, mais donne aussi une voix directe aux intéressés.
  • Dialogue direct avec les décideurs : Les événements comme EYE permettent des échanges directs (et parfois sans filtre) avec les députés et experts permettant aux jeunes que leur opinion est entendue.
  • Influence sur l’agenda politique : Les rapports issus des débats de l’EYE sont transmis aux commissions parlementaires créant un (mince) lien formel entre les préoccupations des jeunes et le processus législatif.
  • Mobilisation citoyenne : En encourageant les jeunes à rejoindre together.eu ou à devenir volontaires pour les campagnes, le Parlement leur offre un canal concret pour s’engager activement.

Le message clé devient : « Votre voix compte » non seulement dans l’urne, mais aussi dans le débat public européen.

Les défis spécifiques à la communication jeunesse : terrain miné ?

Communiquer avec les jeunes reste un exercice périlleux pour une institution :

  • Le spectre de la récupération : Toute tentative de parler « jeune » ou d’utiliser les codes des réseaux sociaux peut être perçue comme maladroite, voire comme une tentative de récupération cynique si elle manque d’authenticité.
  • La diversité de « la » jeunesse : Parler des « jeunes » comme d’un bloc homogène est une erreur. Leurs préoccupations, leurs usages médiatiques, leur niveau d’intérêt pour la politique varient énormément selon les pays, les milieux sociaux, les niveaux d’éducation… Une communication efficace doit être segmentée et nuancée.
  • La vitesse de l’obsolescence : Les plateformes, les tendances, les codes changent à une vitesse fulgurante. Ce qui était « cool » hier est « cringe » aujourd’hui. Cela demande une agilité et une veille constantes.
  • La fatigue de la sollicitation : Les jeunes sont sur-sollicités de toutes parts. Pour émerger, le message européen doit être particulièrement pertinent, créatif ou utile.

Communiquer avec les jeunes, un investissement stratégique pour la légitimité future de l’UE

La transformation de la communication du Parlement européen envers les jeunes est l’une des évolutions les plus significatives et stratégiques de ces quinze dernières années. En passant d’un ciblage électoral ponctuel à un écosystème d’engagement continu, éducatif et interactif, l’institution ne cherche pas seulement à améliorer la participation électorale. Elle investit dans sa légitimité démocratique future et dans la formation d’une citoyenneté européenne active pour les décennies à venir.

Les succès sont réels (hausse de la participation jeune en 2019, vitalité des programmes comme EYE), mais le travail est loin d’être terminé. L’avenir passera sans doute par une personnalisation accrue des messages (via l’IA ?), une intégration encore plus poussée de la voix des jeunes dans l’élaboration des politiques (au-delà du symbolique), et une innovation constante dans les formats et les canaux pour maintenir la pertinence.

L’enjeu est de taille : réussir à faire de l’Union européenne non pas un héritage poussiéreux, mais un projet pertinent, désirable et appropriable pour les générations qui en seront demain les principaux acteurs. La communication, lorsqu’elle est authentique, créative et responsabilisante, a un rôle crucial à jouer dans cette entreprise. Le Parlement européen semble l’avoir compris et s’être engagé sur cette voie. Reste à transformer l’essai sur la durée.

Au-delà du fact-checking : repenser la communication de l’UE face à la désinformation avec l’éducation aux médias vers une résilience informationnelle proactive

La désinformation n’est pas un phénomène nouveau, mais son ampleur, sa rapidité de propagation et sa sophistication, exacerbées par l’environnement numérique, représentent aujourd’hui l’une des menaces les plus sérieuses pour les sociétés démocratiques, la confiance dans les institutions et, par extension, pour le projet européen lui-même. Face à ce défi, l’Union européenne a pris des mesures, dont témoignent des initiatives récentes comme le financement de 5 millions d’euros alloué au renforcement de l’éducation aux médias, du réseau européen de vérification des faits et à l’amélioration de la visibilité des contenus vérifiés. Ces efforts nécessaires, comparés aux meilleures pratiques mondiales, suggèrent qu’ils ne constituent qu’une partie de la réponse globale requise.

Le fact-checking : un outil nécessaire mais insuffisant contre les manipulations de l’information

L’investissement dans la vérification des faits et la visibilité des contenus fiables est une étape essentielle. Il s’agit d’outils cruciaux pour corriger les récits faux ou trompeurs et pour armer les citoyens avec des informations exactes. Le soutien aux réseaux de fact-checkers renforce l’écosystème de l’information indépendante, un pilier de la démocratie. Cependant, cette approche, bien que fondamentale, reste largement réactive. Elle s’attaque aux symptômes de la désinformation une fois qu’elle est déjà en circulation, plutôt qu’à ses causes profondes. Le défi n’est pas seulement de corriger les faits, mais de comprendre pourquoi et comment la désinformation prend racine et se propage si efficacement, et de développer des stratégies qui anticipent et neutralisent ces mécanismes.

La comparaison internationale : au-delà de la réaction en tant que pompier, développer en architecte l’esprit critique

À l’échelle mondiale, les stratégies les plus efficaces face à la désinformation vont au-delà de la simple correction. Elles intègrent une approche multidimensionnelle qui combine la lutte contre la désinformation avec une communication proactive, transparente et axée sur la confiance. Des pays comme le Canada ou les nations scandinaves ont mis l’accent sur l’éducation aux médias dès le plus jeune âge, l’intégrant aux programmes scolaires pour développer l’esprit critique des futurs citoyens. D’autres juridictions ont exploré des modèles de collaboration plus poussée avec les plateformes numériques, non seulement pour la modération de contenu, mais aussi pour la transparence des algorithmes et la lutte contre les opérations d’influence étrangère. Les meilleures pratiques soulignent également l’importance de construire des récits positifs et engageants autour des valeurs et des actions démocratiques, plutôt que de se contenter de démentir les narratifs hostiles. Ces approches posent une question fondamentale : comment l’UE peut-elle passer d’une logique de « pompier » de l’information à celle d’architecte d’un espace informationnel résilient et basé sur la confiance ?

L’approche actuelle de l’UE : une portée limitée face à l’ampleur du défi

En comparaison, l’approche actuelle de l’UE, telle qu’illustrée par les financements mentionnés, semble encore trop centrée sur les aspects techniques et correctifs de la lutte contre la désinformation. Le montant de 5 millions d’euros, bien que significatif en soi, paraît modeste face à l’ampleur du défi et aux sommes colossales investies dans la propagation de la désinformation par des acteurs étatiques comme la Russie ou la Chine ou non étatiques malveillants. De plus, l’accent mis sur la visibilité des contenus vérifiés, bien qu’important, dépend fortement de la coopération des plateformes, un domaine où l’UE a certes fait des progrès réglementaires (avec le Digital Services Act, par exemple), mais où la mise en œuvre et l’efficacité restent des défis constants. La question se pose : ces mesures, bien intentionnées, sont-elles à la hauteur de la menace systémique que représente la désinformation pour la cohésion et la légitimité de l’UE ?

Repenser la communication pour l’agenda institutionnel futur

Pour l’agenda institutionnel futur de l’UE, il est impératif de repenser la communication stratégique dans une perspective plus large et plus proactive. Pour les spécialistes et experts, cela signifie reconnaître que la lutte contre la désinformation est indissociable d’une stratégie de communication globale qui renforce le lien entre les institutions européennes et les citoyens. Cela implique d’investir massivement dans l’éducation aux médias, non pas comme un projet ponctuel, mais comme une composante structurelle des systèmes éducatifs nationaux, avec le soutien et la coordination de l’UE. Cela nécessite également de développer une capacité de communication proactive capable de raconter l’histoire de l’Europe, d’expliquer ses politiques et ses valeurs de manière claire, accessible et engageante pour le grand public. Comment l’UE peut-elle devenir une source d’information et de récits de confiance, capable de rivaliser dans un environnement informationnel saturé et souvent hostile ?

La perception du public : au-delà des faits, la confiance dans les récits

La perception du grand public est façonnée non seulement par les faits, mais aussi par les émotions, les récits et la confiance. Une communication stratégique efficace doit donc parler à ces différents niveaux. Elle doit être transparente sur les défis, mais aussi inspirante sur les réussites et le potentiel de l’UE. Elle doit utiliser une diversité de canaux et de formats, adaptés aux différentes audiences, y compris ceux qui sont les plus susceptibles d’être exposés à la désinformation. Le véritable défi réside dans la capacité de l’UE à construire une relation de confiance durable avec ses citoyens, en étant perçue non pas comme une entité distante et bureaucratique, mais comme un acteur pertinent et bénéfique dans leur vie quotidienne.

Vers une véritable stratégie de résilience informationnelle proactive ?

Les récentes initiatives de financement de l’UE sont un pas dans la bonne direction, reconnaissant la menace que représente la désinformation. Cependant, pour construire une résilience durable et renforcer la confiance dans le projet européen, l’UE doit adopter une stratégie de communication plus ambitieuse, proactive et intégrée. Cela implique un investissement accru, une collaboration renforcée avec tous les acteurs concernés (éducation, société civile, plateformes) et, surtout, une volonté politique forte de faire de la communication stratégique une priorité transversale, comprise et soutenue par les experts comme par le grand public. C’est à ce prix que l’Europe pourra non seulement contrer la désinformation, mais aussi affirmer son récit dans un monde de plus en plus complexe et contesté, en construisant une véritable souveraineté informationnelle basée sur la confiance et l’engagement citoyen.

L’Union européenne face à la guerre des récits : la nouvelle grammaire du pouvoir

A Bruxelles, la saison de la négociation de la prochaine programmation budgétaire pluriannuelle à partir de 2027 commence, c’est un laboratoire à ciel ouvert des mutations qui secouent et secoueront l’ensemble de notre Union. Comment mieux comprendre les nouvelles règles du jeu ? L’ère de la communication politique comme simple exercice de persuasion programmatique est révolue. Nous sommes entrés dans l’âge de la compétition narrative. La victoire n’appartient plus à celui qui a le meilleur projet, mais à celui qui impose le récit le plus puissant pour convaincre et rassembler.

I. Déconstruire la nouvelle grammaire du pouvoir

Les contours de cette nouvelle grammaire se dessinent sous nos yeux :

1. La bataille pour la définition du « peuple » 

Les programmes qui seront retenus dans les budgets seront ceux qui seront parvenu à s’adresser à « tous les Européens », réussissant à incarner une définition du « peuple » dans laquelle une majorité d’électeurs se reconnaîtra, ou aspirera à se reconnaître.  

Cette réthorique s’est installée avec les mots du penseur britannique David Goodhart sur la fracture entre les « Anywheres » – l’élite mobile et diplômée – et les « Somewheres », cette majorité attachée à un lieu et à une identité locale. C’est aussi la « France périphérique » décrite par le géographe Christophe Guilluy, qui se vit comme culturellement et économiquement déclassée par les métropoles mondialisées.

Ce « peuple » n’est pas une entité sociologique, mais une construction mythologique. Il peut être,   le « peuple des travailleurs » contre les « élites mondialisées », le « peuple enraciné » contre le « nomadisme cosmopolite », ou le « peuple des oubliés » contre les « centres-villes gentrifiés ». Les priorités budgétaires deviennent un référendum sur l’identité du peuple.

2. Du clivage idéologique au conflit existentiel

L’axe droite/gauche, qui structurait le débat autour de la redistribution des richesses et du rôle de l’Europe, s’efface au profit de clivages existentiels, plus explosifs :

  • Le populisme comme technologie de combat : Il ne s’agit plus d’une simple posture. C’est une méthode : définir un adversaire clair (l’élite, l’immigré, Bruxelles), dénoncer une  » domination culturelle » et transformer le débat politique en un spectacle « survitaminé », une lutte permanente pour la survie culturelle.
  • L’Europe, ligne de front : Le clivage « ouverts vs. fermés » ou « Européistes vs. Souverainistes » est devenu le principal organisateur du chaos. Il n’est plus une question de politique étrangère, mais une question du qui nous sommes. L’Europe est le symbole parfait de « l’autre » pour les uns, et le projet civilisationnel ultime pour les autres.
  • L’identité, « la politique sous acide » : Lorsque la politique ne porte plus sur ce que nous faisons ensemble mais sur ce que nous sommes les uns contre les autres, le débat devient irrationnel. L’adversaire n’est plus celui qui a une mauvaise idée, il devient l’ennemi qui menace notre existence même.
  • La rupture apocalyptique : Le clivage final, et le plus dangereux, oppose les « pro-apocalypse » (qu’ils soient écologistes radicaux ou « woke », convaincus de l’effondrement imminent du système) aux « survivalistes » (cette alliance contre-nature de paléo-libertariens et de conservateurs extrêmes qui se préparent au chaos). Ces deux camps, bien que minoritaires, fixent les termes d’un débat où la modération est inaudible.

3. La politique factuelle recule face à la politique fictionnelle

Ce phénomène n’est global. Le succès du Brexit reposait sur un récit simple et puissant : « Take Back Control ». Une définition du « peuple » britannique contre une « bureaucratie de Bruxelles » anonyme. Aux États-Unis, la polarisation entre le « Make America Great Again » et une vision progressiste et multiculturelle de l’Amérique relève de la même logique de guerre narrative.

Et l’Union européenne dans tout ça ? Elle est la victime désignée de cette nouvelle ère. La communication, historiquement, technocratique et factuelle, basée sur les bénéfices (le marché unique, Erasmus, les fonds de cohésion). Nous répondons à des attaques mythologiques avec des communiqués de presse et des fiches d’information. 

II. Pour une boussole stratégique européenne

Il est urgent de changer de paradigme. L’Union ne peut plus être un simple objet de débat dans les politiques nationales ; elle doit devenir un acteur narratif à part entière.

1. Définir notre propre « peuple » européen 

Nous devons cesser de parler des « citoyens européens » comme de simples bénéficiaires de droits. Nous devons construire et incarner le récit du « peuple européen » : une communauté de 450 millions de personnes unies non par l’uniformité, mais par un destin partagé. Un peuple qui a choisi la paix sur la guerre, la coopération sur la confrontation, la démocratie sur l’autoritarisme. 

Ce récit doit être émotionnel, incarné, visible. Qui sont les héros de l’Europe ? Pas seulement les « Pères fondateurs », mais l’infirmière polonaise travaillant en Allemagne, l’ingénieur espagnol créant une start-up en Estonie, l’étudiant grec en échange en Irlande.

2. Passer de la justification à l’inspiration : le « pourquoi » européen

Inspirons-nous de Simon Sinek : « Start with Why ». Notre communication est obsédée par le « Quoi » (les directives, les budgets) et le « Comment » (les institutions, les processus). Nous expliquons rarement le « Pourquoi ». 

Pourquoi l’Europe ? Parce que face au changement climatique, à l’agressivité des empires autoritaires, aux pandémies et aux révolutions technologiques, aucune de nos fières nations ne pèse quoi que ce soit seule. 

Le « Pourquoi » de l’Europe, c’est la survie de notre modèle de civilisation, de nos libertés et de notre prospérité dans un monde de géants. C’est un projet non pas de domination, mais d’influence ; non pas de fermeture, mais de puissance ouverte.

3. Assumer le conflit positivement

Une communication stratégique efficace n’est pas neutre. Elle choisit son camp. L’Europe est le projet de l’État de droit, de la dignité humaine et de la coopération. Notre adversaire n’est pas le « souverainiste » qui exprime une inquiétude légitime, mais le projet politique qui instrumentalise cette peur pour promouvoir la désinformation, la haine de l’autre et le démantèlement de la démocratie libérale. 

Nous devons nommer et contrer activement les ingérences étrangères et les forces politiques internes qui cherchent à affaiblir l’Europe pour servir des intérêts qui ne sont pas ceux de ses peuples. Il ne s’agit pas d’attaquer des personnes, mais de déconstruire sans relâche les récits toxiques.

La négociation budgétaire de l’UE sera un test de résistance pour la démocratie européenne, mais elle est surtout un avertissement pour nous tous. Si l’Union européenne ne se dote pas rapidement d’une stratégie de communication offensive, capable de livrer et de gagner la guerre des récits, elle continuera d’être le bouc émissaire parfait pour tous les populismes.

L’enjeu n’est plus seulement de convaincre, mais aussi d’inspirer et de mobiliser. L’Europe doit cesser de se raconter comme une solution technique à des problèmes complexes et commencer à s’affirmer comme ce qu’elle est : la plus grande aventure politique de notre temps. C’est à ce prix qu’elle survivra et aura les moyens à la hauteur de cette ambition.