Lors du colloque organisé par les étudiants du CELSA à la Mairie du XVe à Paris le 7 novembre dernier sur le thème de l’Incommunication européenne », une convergence de vue en filagramme se dessine au travers des différentes interventions pour faire la révolution de la communication européenne…
Dominique Wolton : la communication est la condition de survie de l’Europe
En ouverture du colloque, Dominique Wolton, directeur de recherche au CNRS et directeur de la revue Hermès invite à lutter contre l’incommunication européenne, par la négociation.
L’Europe est la plus grande aventure pacifique et expérience démocratique dans le monde mais on n’est d’accord sur pratiquement rien, donc on n’ose pas débattre et la communication de l’Europe a quasiment tout raté, quoique le désir d’Europe soit plus fort que la volonté de destruction.
Plusieurs éléments constituent des conditions pour communiquer, donc négocier :
- Le patrimoine identitaire des valeurs communes chaotiques et contradictoires doit être mis en avant ;
- La négociation des identités doit permettre de mettre à distance le passé et la mémoire des empires et de la colonisation pour relativiser les divisions du présent ;
- La construction européenne ne doit plus se faire avoir par la tyrannie des experts et des technos qui ont imposé un opérateur économique plutôt qu’un projet politique, qui fait que les populismes font pression car on ne retrouve pas dans l’Europe des forces d’émancipation ;
- L’info factuelle sur l’UE existe mais ne rentre pas dans les codes de la communication faute de médias, de médiations et d’espace public européens.
- La tyrannie de l’expression sur les réseaux sociaux peut conduire à un alignement sous la pression des minorités et au populisme lorsqu’une seule partie du peuple est écoutée lorsqu’elle parle. La démocratie participative/interactive sans filtre, ne vaut pas mieux que les intermédiaires trop nombreux et peu structurés sur les réseaux sociaux.
Quelques chantiers impératifs peuvent nous permettre d’approfondir la connaissance de ce qui nous sépare :
- Valoriser le dialogue interpersonnel, donc sauver toutes les langues maternelles et apprendre 3 langues étrangères d’une part et faciliter via « 50 nuances d’Erasmus » la circulation de toutes les catégories de la population d’autre part, car les souvenirs, tout comme les stéréotypes sont autant les adversaires de la communication que le seul moyen d’aborder le dialogue ;
- Valoriser la diversité culturelle, donc apprendre les histoires de l’Europe pour sortir du silence des mémoires et faciliter les comparaisons entre États-membres et développer les industries créatives pour contrer le monopole des États-Unis.
En somme, pour Dominique Wolton, l’Europe est une familiarité qui ne se reconnaît pas ; mais la communication peut seule nous permettre de cohabiter et de négocier un avenir commun.
1e table ronde : dépôt de bilan pour la communication européenne
Les intervenants de la 1e table ronde – Thierry Libaert, Eric Dacheux et Jean Quatremer – ont débattus de l’état des lieux de l’incommunication et de la communication européennes.
Eric Dacheux s’est montré, sur un plan théorique, le plus acide de la communication de l’Union européenne :
- Rapprocher l’UE et les citoyens, leitmotiv de la comm’ est une idiotie car cela démontre que l’UE s’est faite, non seulement sans les citoyens mais contre eux ;
- Réduire la communication de l’UE à une comm’ persuasive est une erreur, car cela réduit l’UE à une marque et les citoyens à des cibles, alors qu’il faut créer du commun ;
- Renoncer à un prêt-à-penser communicationnel, permettrait de voir que les citoyens ne sont pas en manque d’informations sur l’Europe, mais souffrent d’un déficit d’instruction civique européenne ;
- Renoncer au « tout numérique pour connecter les citoyens aux institutions européennes » permettrait de laisser à la fois le temps et la distance nécessaire à la possibilité d’une communication ;
- Retrouver un projet fondateur, une utopie à la place de la paix, qui est une plaie de la lutte de tous contre tous, permettrait de créer un conflit intégrateur pour construire des désaccords, la fabrique du consentement reposant sur des questions qui fâchent et le pouvoir de dire non.
En somme, pour Eric Dacheux, il vaut mieux « proposer des problèmes à résoudre en commun que donner des fausses solutions solitaires ».
Thierry Libaert, fort de son expérience au cœur du Comité économique et social européen, s’est montré le plus pragmatique :
- Depuis le reproche adressé aux Pères fondateurs d’une approche technocratique de « solidarités de fait », on cherche encore la place des citoyens ;
- Seule la communication de terrain, au contact des citoyens réussit tandis que la communication à distance et par les tuyaux échoue ;
- La solution à l’incommunication européenne ne passe pas seulement par la communication, qui n’est pas la solution à tous les problèmes.
En conclusion, pour Thierry Libaert, il faut prendre au sérieux la forte demande de renouveau formulée par les citoyens, notamment à l’occasion des consultations citoyennes européennes.
Jean Quatremer propose la lecture la plus politique et acerbe du bilan de la construction européenne :
- « Le problème fondamental de l’UE, c’est le mensonge entretenu par les États-membres et l’UE » sur la place des peuples dans cette construction des États : lorsque le marché fonctionne sans les peuples, tout le monde y est indifférent parce que c’est technique, mais pas lorsque les enjeux plus liés à la souveraineté (monnaie, frontière) sont gérés par le même appareil institutionnel ;
- « Rien n’est gravé dans le marbre des traités », c’est la responsabilité des États, donc depuis une décennie l’Europe merkelienne où la CDU domine la politique européenne et conduit des politiques publiques de l’UE partisanes ;
- « Bruxelles, c’est le Vatican à Rome », on y chasse les hérétiques, la moindre critique est facteur d’excommunication et la complexité est une finalité politique pour ne pas lever le voile et éviter le débat politique, qui permettrait l’appropriation par les peuples.
Conclusion définitive de Jean Quatremer : « il faut stopper le délire de la Commission européenne » sinon l’europhobie va monter aussi vite que la démagogie. La dérive idéologique et technocratique doit laisser la place à un fonctionnement plus démocratique avec une responsabilité politique devant le Parlement européen et des citoyens qui veulent qu’on leur rende leur pouvoir de décision.
Que faut-il retenir du dépôt de bilan de la communication européenne ?
Une impasse en matière de principes :
- L’affaire Selmayr à elle seule résume l’échec de nombreux principes dont collégialité des décisions, exemplarité de l’institution, responsabilité politique face à l’administration…
- L’irrespect des valeurs fondamentales en Pologne et Hongrie est le signe d’un autre échec que la Commission avec son Premier Vice-Président Timmermans n’est pas parvenue à juguler…
- Le droit d’initiative a été très largement subordonné aux souhaits des grands États-membres et au strict programme Juncker tandis que les tentatives de règlement en solo, sans le poids du Conseil européen (quotas de migrants par États-membres) ont été des échecs…
- La capacité de décision exécutive se trouve de plus en plus diluée par le poids grandissant de l’autorité et des moyens des agences exécutives…
Un échec de la communication européenne :
- Antagonisée face aux États-membres alors que seule la coopération permet d’atteindre le grand public ;
- Filialisée à une famille politique et à un pays : la CDU allemande ;
- Liée au seul destin de l’institution et du programme politique de son président ;
- Neutralisée, trop silencieuse sur les grands enjeux et très bavarde sur les détails en particulier sur les réseaux sociaux…
2e table ronde : quelle communication européenne pour demain ?
Autour de la 2e table ronde, 3 intervenants – Isabelle Coustet, chef du bureau du Parlement européen en France, Juliette Charbonneaux, maître de conférence au CELSA et votre serviteur – ont dialogué des solutions pour « révolutionner » la communication de l’Europe.
Isabelle Coustet présente la campagne originale du Parlement européen pour les prochaines élections européennes, résolument pro-européenne « Cette fois, je vote » avec une plateforme web de quasi « community organising », qui invite non seulement les citoyens à voter, mais aussi à en parler autour d’eux et à rejoindre l’équipe d’organisation d’événements partout en Europe.
Juliette Charbonneaux insiste sur le journalisme européen, entre la prétention initiale à l’apolitisme du projet européen et sa récente politisation qui tend à faciliter le travail des journalistes. Elle revient également sur la tentation de faire « tabula rasa » quant aux questions médiatiques européennes et rappelle que des médias européens existaient déjà dans l’Entre Deux Guerres pour tenter de faire vivre une utopie européenne.
Michaël Malherbe invite à renverser la table, conscient que, tant que les causes non traitées risquent de produire les mêmes effets, aucune campagne de communication miracle n’est possible.
Refonder des structures inspirées des expériences nationales conduit d’une part à se poser la question de la création d’un service public de l’information audiovisuelle au niveau européen avec une indépendance totale et une capacité d’enquête et d’autre part à se doter d’une agence européenne de communication afin de mutualiser les moyens pour répondre aux enjeux de réception auprès du public.
Par ailleurs, la présence de l’Union européenne sur les réseaux sociaux est pléthorique mais illisible et incompréhensible et les institutions n’investissent pas assez en paid dans ce domaine, alors qu’il y a un potentiel énorme.
En outre, il faut faire la part des choses entre l’opposition intégrée au système autour des politiques publiques européennes et l’opposition systémique à l’UE. Le défi est à la fois de davantage parler du fond que de la forme de l’UE et l’UE assura sa survie quand elle sera parvenue à intégrer les discours critiques anti-système.
Enfin, la communication européenne doit faire preuve d’ambition et de créativité pour construire un imaginaire européen et des symboles forts, comme des séries inspirées par l’UE, à l’exemple de Madam Secretary et tant d’autres séries avec le FBI et la CIA ; ou encore afficher le drapeau européen sur les maillots de foot, aux JO, sur Mars…
Conclusion : la démocratie européenne s’use à ne pas servir
L’eurodéputée Isabelle Thomas conclut le colloque avec un plaidoyer pour un nouveau narratif européen qui ne soit pas une vision poétique mais un discours pragmatique et rationnel pour une Europe qui sache résister aux États-continents, aux multinationales/GAFAM pour imposer son modèle de société.
Elle rêve d’une vague citoyenne aux élections européennes pour donner des ailes au Parlement européen et lui permettre de faire son Serment du Jeu de Paume, le moment constituant, prélude à la Révolution démocratique de l’Europe.
Que conclure ? Que le fil rouge invisible d’un certain esprit révolutionnaire, à la fois de contestation et de refondation, semble confirmé lors des Rendez-vous de l’Europe, la consultation citoyenne réunissant les parlementaires français et les eurodéputés français le lendemain, où Jean-Louis Bourlanges a également plaidé pour que « l’UE doit réussir sa révolution copernicienne afin de contribuer à la construction d’un monde où elle sera en mesure de défendre ses valeurs, son modèle social et politique ». Vaste programme !