Dans l’analyse « L’espace public suisse : une incitation à faire évoluer notre conception de la démocratie européenne », Eric Dacheux invite à prendre l’exemple suisse pour repenser la question de la construction démocratique de l’Union européenne…
Penser l’espace public européen et l’espace public suisse
Dans la vision de Jürgen Habermas, plusieurs conditions visent à définir l’espace public européen :
- Une constitution européenne votée par référendum pour favoriser le « patriotisme constitutionnel » ;
- La création d’une culture politique commune faisant le pont entre ethnos et demos ;
- Un système de partis politiques transfrontières animant un débat politique européen ;
- Une société civile européenne (émergente mais très sectorisée et limitée aux têtes de réseaux).
L’observation de l’espace public suisse fait ressortir plusieurs caractéristiques distinctives :
- Un sentiment national fort malgré la coexistence de quatre cultures différentes ;
- Un plurilinguisme apaisé, quoique les trois langues principales du pays sont rarement maîtrisées ;
- La faiblesse d’un espace médiatique commun : des médias communautaires nombreux tandis que les médias fédéraux sont quasi-inexistants (pas de presse écrite nationale commune et peu de médias en ligne transrégionaux) ;
- L’ancrage de la citoyenneté politique dans des débats publics locaux portant sur des sujets, des objets concrets et sur des décisions réelles.
Au fil d’un long processus historique de construction de la Suisse, un lien symbolique inconscient autour d’évidences culturelles et de valeurs communes (fédéralisme, démocratie directe, consensus) et une culture politique commune qui relient les différentes communautés linguistiques ont tissé une fierté d’avoir bâtie une nation en autonomie. Fierté que ne peuvent partager les citoyens de l’UE.
Repenser la question de la construction démocratique de l’Union européenne à partir de l’exemple suisse
D’abord, l’exemple suisse invite à mieux comprendre l’espace public européen :
D’une part, relativiser la place des médias dans l’espace public. Il n’y a pas de lien génétique entre média et espace public. En Suisse, peu de médias communs et pourtant un attachement à une entité politique qui regroupe plusieurs communautés culturelles. Ce qui importe : les conversations ordinaires des citoyens ordinaires. Le débat ordinaire entre citoyens est le cœur de l’espace public. Les médias et les réseaux sociaux ont un rôle important, celui de fournir de la matière à converser.
D’autre part, l’espace public n’est pas uniquement un espace de médiation. C’est aussi un espace d’engagement. Etre citoyen c’est aussi mettre en jeu son intégrité physique (cf. service militaire) dans des lieux publics.
Ensuite, l’espace public suisse invite à augmenter le nombre des conditions politiques nécessaires à l’avènement d’une démocratie à l’échelle de l’UE :
Plurilinguisme apaisé, certes… mais le débat public passe par un minimum de compréhension réciproque, possible avec 3 communautés linguistiques, beaucoup moins quand on a plus de 20 ;
Importance de la monnaie dans la construction d’une identité politique pluriculturelle. Or, si le Franc suisse est le symbole de l’Unité nationale helvétique, l’Euro est un symbole, disons, moins consensuel ;
Nécessaire ancrage dans un espace territorial clairement circonscrit, notamment l’engagement à défendre ce territoire. Or, l’UE refuse toute limite potentielle de l’UE, ce qui ne peut que réduire le sentiment d’appartenance.
Enfin, le cas suisse invite à élargir le cadre conceptuel permettant de penser la démocratie délibérative, entre raison intersubjective et constructions symboliques :
Si les médias jouent un rôle clef dans la construction des communautés imaginées contemporaines, il ne faut pas sous-estimer la persistance et la puissance de constructions symboliques non médiatiques comme les mythes qui se transmettent par l’école, les contes, l’art, etc.
Autrement dit, il convient de penser ensemble la manière dont se fabriquent les mythes et les utopies qui sont aussi des manières de donner un sens politique au monde dans lequel nous vivons, d’instaurer une culture politique commune sans laquelle ne peut se développer une démocratie délibérative.
Au total, l’espace public européen – en particulier ses spécificités et ses difficultés – s’éclaire et les éléments souvent pris comme sine qua none : médias de masse, plurilinguisme ou communication intersubjective doivent être reconsidérés au regard de l’espace de l’espace public suisse.