Archives mensuelles : avril 2025

L’UE, continent d’une IA responsable et compétitive, un impératif stratégique et de communication européenne


L’intelligence artificielle n’est plus une simple promesse technologique ; elle est le nouveau terrain sur lequel se dessine l’avenir de notre compétitivité mondiale, de notre modèle social et de notre souveraineté. Face à cette révolution, l’Union européenne, fidèle à son héritage humaniste et forte de son ambition de leadership, ne se contente pas de suivre : elle aspire à devenir le « Continent de l’IA ». Un espace unique où innovation, éthique et prospérité se renforcent mutuellement. Le plan d’action de la Commission européenne trace une feuille de route audacieuse. Cependant, la réalisation de cette vision transcendante dépendra de manière cruciale, non seulement de nos investissements technologiques et réglementaires, mais aussi, et peut-être surtout, de notre capacité à communiquer stratégiquement cette ambition.

Les piliers du plan d’action « Continent de l’IA »

Pour que l’Europe devienne ce continent de l’IA, le plan d’action identifie où les efforts doivent s’accélérer et s’intensifier :

1. L’infrastructure publique de calcul : consolider le réseau des « AI factories » – des écosystèmes offrant une capacité de calcul accrue et des services associés – et établir des « gigafactories » intégrant une puissance de calcul massive pour relever des défis ambitieux dans des domaines tels que santé, biotechnologie et robotique.

2. Un accès accru à des données de haute qualité : une « Union des données » avec des « data labs » intégrés aux AI factories, pour permettre la fourniture, la mutualisation et le partage sécurisé de données de qualité.

3. Stimuler le développement d’algorithmes d’IA et encourager leur adoption pour dynamiser les nouvelles utilisations industrielles et scientifiques et améliorer les services publics, soutenues par des programmes de financement européens.

4. Une base solide de talents en IA à renforcer, y compris la culture de base en IA et la diversité, en comblant les lacunes, en développant l’excellence dans l’éducation, la formation et la recherche en IA et en faisant de l’UE une destination attractive aux talents mondiaux.

5. Faciliter la conformité à l’AI Act dans le marché unique de l’UE : empêcher la fragmentation du marché et renforcer la confiance et la sécurité dans l’utilisation des technologies d’IA, conformément aux priorités politiques du « Competitiveness Compass ».

Le projet « Continent de l’IA » : plus qu’une technologie, une vision de société

Avant d’être une affaire d’infrastructures de calcul, de données massives ou d’algorithmes sophistiqués, le projet « Continent de l’IA » est l’incarnation d’une vision politique et sociétale forte. Il s’agit de façonner une IA « made in Europe » – une IA qui soit intrinsèquement fiable, résolument centrée sur l’humain et profondément respectueuse de nos valeurs fondamentales : démocratie, État de droit, droits fondamentaux, diversité culturelle.

Notre récit européen doit donc dépasser la simple énumération des piliers technologiques (infrastructures de calcul via les « AI factories » et « gigafactories », accès aux données de qualité via l' »Union des données », soutien aux algorithmes et aux talents, conformité à l’AI Act). Il doit raconter l’histoire d’une Europe qui :

  1. Investit avec audace dans les fondations de l’avenir (calcul, données, talents) pour devenir un moteur d’innovation IA souverain.
  2. Cultive un écosystème dynamique et inclusif, où startups, PME, grands groupes industriels et centres de recherche collaborent et prospèrent grâce à un accès facilité aux ressources et à un marché unique fort.
  3. Place le citoyen au cœur de la démarche, en le protégeant des risques potentiels grâce à un cadre réglementaire clair (AI Act) tout en libérant le potentiel bénéfique de l’IA dans tous les aspects de la vie.
  4. Propose au monde un modèle alternatif et attractif, loin des approches purement utilitaristes ou de surveillance, en démontrant qu’excellence technologique et éthique peuvent aller de pair.

Une communication stratégique sur le modèle de l’IA à l’européenne

La réussite de cette ambition colossale, dans un contexte de compétition mondiale intense et de scepticisme public potentiel, reposera indissociablement sur notre capacité à déployer une communication stratégique à la hauteur de nos objectifs. Il ne s’agit pas d’une simple fonction support, mais d’un levier stratégique essentiel. 

Cette communication devra s’articuler autour de plusieurs axes majeurs :

  1. Inspiration et mise en récit : Nous devons construire et diffuser un narratif puissant et positif autour du « Continent de l’IA ». Il faut aller au-delà des aspects techniques pour raconter les histoires de succès, valoriser les pionniers européens (chercheurs, entrepreneurs, PME innovantes), et projeter une vision tangible d’un futur où l’IA améliore concrètement la vie des citoyens, crée des emplois de qualité et aide à résoudre les grands défis sociétaux (santé, climat, etc.). Il faut incarner l’Europe pionnière, créative et responsable.
  2. Clarté, pédagogie et pertinence : L’IA reste un domaine complexe et souvent anxiogène. Notre communication doit s’attacher à traduire la complexité en messages clairs, accessibles et pertinents pour chaque public. Il est crucial d’expliquer les enjeux, de démystifier les concepts, et surtout d’illustrer les bénéfices concrets de l’IA européenne pour la vie quotidienne, l’emploi, la compétitivité de nos entreprises, la qualité de nos services publics.
  3. Engagement et dialogue participatif : La construction du « Continent de l’IA » ne peut se faire sans l’adhésion et la participation active de toutes les parties prenantes. La communication doit donc créer des espaces de dialogue et dépasser une approche descendante. Consultations élargies, événements interactifs, plateformes d’échange en ligne, co-création de contenus avec les citoyens, les entreprises, le monde académique et la société civile sont essentiels pour bâtir une confiance durable et co-construire le récit.
  4. Différenciation et positionnement mondial : Face aux modèles américain et chinois, l’Europe doit affirmer sa singularité et la valeur ajoutée de son approche. Notre communication doit marteler les éléments différenciants : l’ancrage éthique fort, le respect des droits fondamentaux, la robustesse du marché unique, la qualité de la recherche et de la formation, l’accent mis sur une IA fiable et explicable. Il s’agit de construire et de promouvoir activement la marque « IA made in Europe » comme un gage de confiance et de qualité.
  5. Coordination et cohérence paneuropéenne : Pour maximiser l’impact, la communication doit être orchestrée de manière cohérente à travers tous les niveaux – européen, national, régional et local. Une plateforme de messages clés partagés, des campagnes coordonnées, et des mécanismes d’adaptation aux contextes locaux permettront d’assurer une résonance maximale et d’éviter la fragmentation des discours.

Transformer cette ambition en réalité tangible et positivement perçue exige plus que des investissements technologiques et des cadres réglementaires. Cela demande une communication stratégique audacieuse, créative, et persévérante.

Il est temps de reconnaître que l’investissement dans la communication n’est pas un poids mort, mais un investissement stratégique fondamental, au même titre que l’investissement dans les infrastructures ou la recherche. C’est par une communication efficace que nous parviendrons à :

  • Traduire la vision politique et la complexité technique en récits inspirants et mobilisateurs.
  • Fédérer l’opinion publique, les acteurs économiques et sociaux autour de ce projet transformateur.
  • Promouvoir activement et défendre le modèle européen d’une IA responsable et compétitive sur la scène mondiale.
  • Construire et consolider une marque « Continent de l’IA » forte, positive et reconnue internationalement.

En fin de compte, c’est la perception, l’appropriation et l’adhésion de tous – citoyens, entreprises, chercheurs, décideurs – qui feront du « Continent de l’IA » une réalité vivante. Une communication à la hauteur de nos ambitions permettra à l’Europe d’être non seulement un leader technologique, mais aussi un phare mondial pour une intelligence artificielle qui allie innovation, éthique et progrès humain.

Élections européennes 2024 : quels impacts de l’IA générative dans les campagnes électorales ?

Selon un rapport de la Fondation Kofi Annan et de Democracy Reporting International, l’IA générative (GenAI) s’est immiscée dans les campagnes électorales. Bien que le déluge prédit de désinformation pilotée par l’IA ne se soit pas entièrement matérialisé, le rapport offre des conclusions sans ambiguïté : la GenAI n’est plus une menace hypothétique, mais un outil tangible activement exploré dans la sphère politique, principalement sous la forme d’images synthétiques, souvent déployée par des acteurs politiques populistes pour amplifier des récits préexistants. Le potentiel de manipulation sophistiquée est indéniable, même si son impact à grande échelle lors de ce cycle électoral aura été limité. Ce n’est pas le moment de l’alarmisme, mais de la prospective et de l’adaptation…

Principales conclusions sur la GenAI lors des élections européennes de 2024

Les préoccupations concernant l’utilisation abusive généralisée de l’IA générative étaient fortes mais aucune utilisation significative et généralisée n’a été observée. Cependant, la GenAI facilement identifiable a été le plus fréquemment utilisée en France, les partis politiques d’extrême droite en France, en Allemagne et en Italie s’avérant être les utilisateurs les plus constants, principalement pour la création d’images synthétiques non étiquetées promouvant des thèmes nationalistes, anti-islamiques et conservateurs. Les plateformes ont eu du mal à détecter et à étiqueter le contenu GenAI, malgré les cadres réglementaires tels que le DSA et les engagements volontaires pris par les plateformes. Les études sur la perception du public ont mis en évidence une faible confiance du public dans l’identification du contenu GenAI, soulignant le besoin urgent d’initiatives d’éducation aux médias. Malgré l’impact limité lors de ces élections, le rapport souligne que la GenAI est un facteur croissant dans le paysage de l’information, nécessitant des stratégies proactives pour atténuer les risques potentiels pour les processus démocratiques.

Transparence et détection sont primordiales, mais pas des panacées

Le rapport souligne les difficultés à détecter le contenu GenAI, même pour les plateformes équipées de technologies avancées. Bien que le règlement sur les services numériques de l’UE et l’AI Act soient des étapes essentielles pour établir un cadre réglementaire, se fier uniquement à la détection et à l’étiquetage est insuffisant.

Il faut développer des outils de détection robustes et évolutifs, tout en reconnaissant leurs limites inhérentes. La transparence, en particulier de la part des acteurs politiques, reste une pierre angulaire de l’intégrité démocratique. Le manquement constant à étiqueter le contenu GenAI, comme observé dans le rapport, est une tendance préoccupante qui exige une plus grande responsabilité et le respect de normes à sanctionner.

La culture médiatique est le fondement de la résilience, mais pas seule

Les conclusions du rapport sur la perception du public sont préoccupantes. La faible confiance du public dans l’identification du contenu GenAI, associée à une connaissance limitée de la technologie elle-même, crée une vulnérabilité que les acteurs malveillants peuvent exploiter. Investir dans des initiatives globales de culture médiatique n’est pas simplement une mesure réactive, mais une stratégie proactive pour autonomiser les citoyens.

Ces initiatives doivent aller au-delà de la simple vérification des faits pour englober les compétences en pensée critique, la vérification des sources et une compréhension de l’écosystème de l’information numérique en évolution. Le « pré-bunking« , mis en évidence dans le rapport, offre une voie prometteuse pour renforcer la résilience cognitive face à la désinformation.

La confiance dans les médias et les institutions est la monnaie ultime mais fragile

Le rapport souligne à juste titre que l’impact de la désinformation pilotée par la GenAI est intrinsèquement lié au niveau de confiance dans les institutions démocratiques et les médias. Dans une ère de paysages d’information fragmentés et d’érosion de la confiance, nos communications stratégiques doivent donner la priorité à la reconstruction et au renforcement de ces fondations.

Cela nécessite un engagement envers l’exactitude factuelle, des pratiques de communication transparentes et un dévouement manifeste à servir l’intérêt public. En renforçant la crédibilité des sources d’information établies et en favorisant un dialogue constructif, nous pouvons créer un environnement moins susceptible d’être manipulé, quels que soient les outils technologiques employés.

Facteurs de risque de la GenAI pour faire basculer une élection ?

Quant aux inquiétudes sur la désinformation et la manipulation de l’opinion publique, pour le professeur Thorsten Quandt, la GenAI aura un impact, mais ne sera pas forcément un « bouleversement » majeur. La confiance dans la démocratie, le système politique et le journalisme traditionnel reste déterminante pour la vulnérabilité d’une société. C’est pourquoi les acteurs populistes cherchent à saper la confiance dans les médias. Le « pré-bunking » s’avère plus efficace que le « débunking » pour renforcer la culture médiatique. La généralisation de la GenAI sur les réseaux sociaux pourrait paradoxalement renforcer la confiance envers les sources d’information fiables. La vulnérabilité à la désinformation est étroitement liée à la structure des systèmes médiatiques. La polarisation idéologique et les liens étroits entre les systèmes politiques et médiatiques augmentent également la susceptibilité à la désinformation. Ainsi, l’impact de la GenAI sur les élections dépendra largement du contexte médiatique et politique dans lequel elle est diffusée.

Focus sur des incidents en France, en Allemagne et en Italie

En France, des comptes TikTok se faisant passer pour des proches fictifs de Marine Le Pen et Marion Maréchal ont utilisé la GenAI avec la génération de fakes en « face-swapping » pour promouvoir des sentiments nationalistes, gagnant des centaines de milliers de vues (plus de 30 000 abonnés et jusqu’à 400 000 likes par vidéo) avant d’être supprimés. Amandine Le Pen, Léna Maréchal, des deepfakes qui entrent en campagne en se sont présentant comme des influenceuses nièces de Marine Le Pen, Amandine Le Pen et Léna Maréchal. De plus, le Rassemblement National et Reconquête ont largement utilisé des images GenAI non étiquetées dans leurs campagnes, se concentrant sur des thèmes nationalistes et anti-immigration. Des acteurs étrangers sont également intervenus, avec une vidéo GenAI de faible qualité imitant un journaliste de France24 pour affirmer faussement que le président Macron avait annulé une visite à Kiev en raison d’un complot d’assassinat, diffusée par des médias pro-russes.

En Allemagne, l’Alternative für Deutschland (AfD) a principalement utilisé la GenAI sur Facebook, déployant des images pour alimenter des sentiments anti-migrants et la nostalgie d’une Allemagne ethniquement homogène. Des branches régionales de l’AfD ont partagé des images de jeunes inexistants approuvant le parti et des contenus provocateurs comme une image de « fête allemande du barbecue » partagée pendant le Ramadan, dont aucune n’était étiquetée comme générée par l’IA.

En Italie, Matteo Salvini et son parti, la Lega, ont été identifiés comme des utilisateurs importants de la GenAI, déployant au moins 19 publications dans le cadre de leur campagne « Più Italia, Meno Europa » (Plus d’Italie, Moins d’Europe). Ces images, diffusées sur Facebook, X et Instagram, ont promu des opinions nationalistes et eurosceptiques, utilisant parfois des images controversées pour critiquer la gestation pour autrui et d’autres fois évoquant des sentiments anti-islamiques. Ni la Lega, ni les plateformes n’ont étiqueté ce contenu GenAI.

Perspectives pour une approche collaborative et adaptative

L’avenir de la communication électorale à l’ère de la GenAI exige une approche multidimensionnelle, collaborative et adaptative visant à :

  • Renforcer les cadres réglementaires : Mettre en œuvre vigoureusement les DSA et AI Act et évaluer en permanence son efficacité pour relever les défis évolutifs de la GenAI.
  • Favoriser l’innovation de détection et de vérification : Soutenir la recherche et le développement de technologies de détection et de vérification de l’IA, tout en reconnaissant le jeu du chat et de la souris en cours avec les acteurs malveillants.
  • Investir dans la culture médiatique : Développer et déployer des programmes complets de culture médiatique dans toutes les catégories démographiques, en mettant l’accent sur la pensée critique et la résilience numérique.
  • Promouvoir des pratiques éthiques en matière d’IA : Encourager l’auto-régulation et l’adoption de lignes directrices éthiques par les acteurs politiques, les entreprises technologiques et les développeurs d’IA.
  • Construire une collaboration intersectorielle : Faciliter le dialogue et la coopération entre les décideurs politiques, les plateformes, les organisations médiatiques, la société civile et le monde universitaire afin d’élaborer des stratégies coordonnées.

Les élections européennes de 2024 peuvent servir de signal que la GenAI n’est pas une menace à éradiquer, mais une technologie transformatrice qui remodèle le paysage de l’information. Notre défi, et notre opportunité, résident dans l’exploitation de son potentiel tout en atténuant ses risques en embrassant un engagement de toutes les parties-prenantes envers les valeurs démocratiques afin de franchir la frontière générative en garantissant que les communications lors des campagnes électorales restent dignes de confiance dans les années à venir.

Panorama du marché de l’information européenne : dépasser la bulle bruxelloise des médias européens vers l’agora européenne

Au-delà des bourdonnements familiers à la « bulle bruxelloise », l’écosystème médiatique européen, carrefour complexe d’ambitions politiques, d’enjeux économiques et de mutations technologiques oscille entre le marché des informations pointues pour des publics de décideurs, de diplomates, d’experts et de lobbyistes et l’impératif démocratique d’informer des citoyens européens. Comment rendre l’information européenne accessible au citoyen lambda, souvent éloigné des arcanes communautaires et pourtant directement impacté par les décisions prises à Bruxelles ?

Problématiques de l’information européenne

Dans un contexte de défiance croissante envers les médias traditionnels, exacerbée par la montée en puissance du « journalisme citoyen » non professionnel parfois instrumentalisé sur les réseaux sociaux – à l’image des dérives observées sur la plateforme X d’Elon Musk –, la crédibilité et la légitimité de l’information européenne sont plus que jamais en jeu.

Parallèlement, la question du modèle économique des médias européens se pose avec acuité. Entre la dépendance à la publicité, la recherche d’abonnements professionnels, la diversification vers l’événementiel ou les services spécialisés, et la difficile conquête d’un public plus large sur les plateformes, les acteurs médiatiques sont confrontés à une équation complexe. Comment assurer la viabilité économique d’une information européenne de qualité, indépendante et multilingue, tout en relevant le défi de la désinformation et en s’adaptant aux nouvelles pratiques de consommation médiatique des jeunes générations, massivement présentes sur les réseaux sociaux ?

Enfin, la question de la diversité – linguistique, culturelle, mais aussi sociale et professionnelle au sein des rédactions – apparaît comme un enjeu crucial pour garantir la pertinence et la crédibilité de l’information européenne auprès de publics pluriels. Un paysage médiatique trop homogène, trop centré sur une perspective unique, risque de renforcer le sentiment de déconnexion entre Bruxelles et les citoyens. Comment esquisser des pistes pour un avenir où l’information européenne ne soit plus confinée à une « bulle », mais irrigue une véritable « agora » citoyenne, éclairée, engagée et diverse ?

Le pouvoir des médias dans la « bulle bruxelloise » et ses limites : des chambres d’écho ?

Politico Europe, Euractiv ou dans une moindre mesure EUobserver incarnent la force d’une couverture spécialisée et approfondie des affaires européennes, comme les rubriques spécialisées de médias comme le Financial Times, Bloomberg ou The Economist, souvent en anglais, s’adressant à un public professionnel.

Cependant, cette force est aussi une limite, notamment en termes de modèle économique. Ces médias, souvent financés par des abonnements professionnels (comme pour Politico Europe et Contexte en France), de la publicité ciblée, l’organisation d’événements et la vente de données dépendent fortement de ce public restreint.

Ces « médias de la bulle » peinent souvent à trouver un écho auprès d’un plus grand public européen, risquant de créer une chambre d’écho, déconnectée des préoccupations et des réalités des citoyens à travers le continent. La dépendance à un public professionnel restreint peut fragiliser ces modèles économiques à long terme.

L’essor des modèles hybrides et des newsletters : une voie vers une plus large portée ?

Le paysage médiatique européen est dominé par le modèle des pure players numériques, ces médias de niche comme The Parliament Magazine, EU Reporter, Voxeurop, B2-Bruxelles2 (défense), Eunews ou Investigate Europe qui tirent parti des plateformes en ligne pour une diffusion plus large tout en conservant des éléments des médias traditionnels, démontrant l’agilité et l’accessibilité de l’information en ligne. Le modèle économique de ces acteurs numériques repose souvent sur un mix de publicité en ligne, d’abonnements, de financements de projets européens et, pour certains, de dons en particulier pour les acteurs non-lucratifs. Ce virage numérique offre un immense potentiel pour s’affranchir des limitations géographiques et atteindre des publics plus diversifiés.

Les newsletters deviennent des outils de plus en plus puissants pour une communication ciblée, offrant un contenu personnalisé directement aux personnes intéressées. De la newsletter de Politico Europe « Brussels Playbook » l’exemple parfait visant à définir l’agenda quotidien du monde politique européen à d’autres newsletters indépendantes comme La Matinale Européenne (FR and IT) avec David Carretta & Christian Spillmann ou The Parliament, The European Correspondent ou The Battleground.

Les newsletters répondent à des intérêts de niche et établissent des relations directes avec les lecteurs. Cependant, la monétisation des newsletters reste un défi, oscillant entre modèles gratuits financés par la publicité ou le sponsoring, et modèles payants par abonnement, souvent plus viables à long terme mais limitant la portée.

Le potentiel du storytelling audio avec les podcasts

Si le format texte reste dominant, l’essor plus récent des podcasts est indéniable pour offrir des formats engageants et conversationnels pour explorer en profondeur les affaires européennes. Outre les plus anciens déjà bien installés comme EU Confidential par Politico Europe, EU Scream de James Kanter, Euronews héberge 9 podcasts en 3 langues, dont Radio Schuman et Euractiv développe Today in the EU et France 24 L’Europe dans tous ses Etats. Du côté de projets plus récents, sans exhaustivité, EU Bubble Insider de Krzysztof Bulski, Long Story Short d’Evi Kiorri, The Europeans avec Katy Lee & Dominic Kraemer, Eurointelligence avec Wolfgang Munchau et Trait d’Union d’Audrey Vuertaz.

C’est un domaine crucial pour développer des formats accessibles et engageants pour un public plus large, en particulier les jeunes générations. Ils offrent des opportunités de storytelling créatif, humanisant des questions européennes complexes et favorisant une connexion émotionnelle. L’enjeu est de trouver des modèles de monétisation adaptés, qui peuvent être plus coûteux à produire que du texte, mais potentiellement plus attractifs pour les annonceurs et les abonnés.

Le défi persistant du plurilinguisme : la traduction ou la localisation ?

Outre le manque de médias non anglophones dans la couverture de l’actualité des institutions européennes, puisque l’anglais est la lingua franca de la bulle bruxelloise, se pose la question de l’ouverture à d’autres univers linguistiques. Le modèle économique des médias multilingues est intrinsèquement plus complexe et coûteux.

Faut-il envisager des logiques de traductions pour proposer une plateforme multilingue, nécessitant des ressources pour la traduction, l’adaptation et la gestion de différentes versions linguistiques sans commune mesure avec l’autre option ? Voxeurop parvient à traduire ses contenus dans plusieurs langues tandis que la revue de presse d’Eurotopics est disponible en plusieurs langues pour mettre en lumière des points de vue divers à travers l’Europe.

S’agit-il de développer des rédactions localisées principalement dans les capitales européennes pour adapter la production de l’information à une échelle nationale en intégrant les biais culturels et les traits spécifiques nationaux, sur le modèle de Politico à Paris (déjà 27 journalistes), Berlin et Londres ; ou de Contexte, média d’origine française très présent à Bruxelles ?

L’avenir de l’information européenne doit embrasser le multilinguisme non pas comme un fardeau, mais comme un atout afin de puiser dans la richesse des cultures et des perspectives européennes, de favoriser un dialogue authentique et de garantir que l’information de l’UE soit accessible à tous les citoyens dans leur propre langue. Des partenariats et des modèles économiques innovants seront nécessaires pour soutenir le développement de médias européens véritablement multilingues et viables.

Au-delà de la diffusion de l’information : favoriser l’engagement citoyen et le dialogue

L’information ne consiste plus seulement à diffuser des messages ; il s’agit de créer des espaces d’interaction, de participation et de co-création. Pour toucher les nouvelles générations, il est impératif d’investir les réseaux sociaux et d’adapter les formats et les narrations. Une partie de l’avenir réside dans l’autonomisation des citoyens : de consommateurs à participants actifs en explorant des approches innovantes :

  • Formats live interactifs : développer des formats s’appuyant sur l’IA pour permettre aux citoyens de discuter en direct des questions européennes, de partager leurs points de vue et de dialoguer avec des avatars de journalistes ou décideurs européens.
  • Gamification et expériences immersives : utiliser des formats innovants pour rendre l’information de l’UE plus engageante et accessible, en particulier pour les jeunes publics, en tirant parti des codes et des plateformes qu’ils utilisent.
  • Sensibilisation à la culture médiatique : doter les citoyens des compétences de pensée critique nécessaires pour naviguer dans le paysage informationnel complexe et distinguer les sources crédibles de la désinformation.

Assurer la diversité des journalistes, reflet de la diversité des audiences

Un enjeu crucial pour la crédibilité et la pertinence des médias européens est de garantir la diversité au sein des rédactions. Des journalistes issus de différents horizons culturels, sociaux, géographiques et linguistiques apporteront des perspectives plus riches et nuancées, permettant de mieux refléter la diversité des audiences européennes. 

Cette diversité est essentielle pour éviter l’écueil d’une information européenne perçue comme déconnectée des réalités vécues par les citoyens. Elle permet également de mieux comprendre et traiter les enjeux européens sous différents angles, en évitant une vision trop homogène ou biaisée. Les médias européens doivent activement promouvoir la diversité dans leurs recrutements et leurs pratiques journalistiques.

Rendre l’information européenne accessible et attractive

Politico Europe a réussi à rendre l’information européenne plus attractive et exclusive pour les décideurs en créant un lien entre le monde politique et la sphère économique. Leur recette : un ton incisif et direct, une couverture axée sur le pouvoir et les politiques, un format professionnel et engageant et une forte présence numérique.

L’enjeu est de s’inspirer de cette approche pour rendre l’information européenne plus accessible et pertinente pour un public plus large, avec une information accessible et attractive capitalisant sur les codes et les formats adaptés, en vulgarisant le jargon européen, et en montrant l’impact concret des politiques européennes sur la vie quotidienne des citoyens. Le défi est de trouver le juste équilibre entre information de qualité et accessibilité, sans sacrifier la rigueur et la profondeur de l’analyse.

Une vision pour une agora européenne véritablement inclusive

L’avenir de l’information européenne ne consiste pas seulement à s’adapter aux nouvelles technologies ou aux formats innovants. Il s’agit de dépasser une approche descendante et centrée sur Bruxelles et de construire une véritable agora européenne – un espace dynamique et inclusif où :

  • Des voix diverses sont entendues et valorisées : dépasser la domination de l’anglais et adopter le multilinguisme comme principe fondamental.
  • L’information est accessible et engageante : tirer parti des plateformes numériques, des formats audiovisuels et du storytelling innovant pour atteindre un public plus large.
  • Le dialogue et la participation sont encouragés : créer des espaces permettant aux citoyens de s’engager sur les questions européennes, de partager leurs points de vue et de contribuer au projet européen.
  • Le journalisme de qualité et indépendant est soutenu : reconnaître le rôle crucial d’un écosystème médiatique dynamique et diversifié pour garantir la transparence, la responsabilité et un débat public éclairé.
  • La diversité des journalistes est promue : assurer que les rédactions reflètent la diversité des sociétés européennes pour une information plus pertinente et crédible.
  • Des modèles économiques viables et diversifiés soutiennent cette information européenne de qualité et accessible à tous.

Pour concrétiser cette vision, il faut des volontaires inspirés et inspirant pour expérimenter et libérer le potentiel d’une véritable agora européenne cette espace vibrant de dialogue, de compréhension et d’un avenir partagé entre nous.

Mobiliser les imaginaires démocratiques dans la guerre de l’information, une perspective européenne

Notre connectivité sans précédent inaugure un nouveau champ de bataille incessant et sans frontières : la guerre de l’information. Selon l’analyse « Gagner la guerre de l’information : vers la mobilisation générale des imaginaires démocratiques » publiée sur le Grand Continent, nous sommes face à une réalité brutale : les approches traditionnelles de la communication stratégique ne suffisent plus. Nous avons un besoin urgent de déplacer notre attention d’une défense réactive avec le fact-cheking et le debunking à un leadership narratif proactif faisant vibrer nos imaginaires démocratiques, ancrés dans les valeurs européennes.

La guerre de l’information : un conflit nébuleux et omniprésent

Pour David Colon, la guerre de l’information est un conflit nébuleux et omniprésent. Elle ne se limite pas aux frontières géopolitiques ou aux scénarios de guerre traditionnels. Il s’agit d’un barrage constant de récits, de manipulations et de tensions stratégiques visant à influencer l’opinion publique, brouillant les lignes entre vérité et mensonge, et érodant la confiance dans les institutions démocratiques, piliers de nos sociétés européennes. Nos premières réponses – initiatives de vérification des faits, réglementations des plateformes, à l’image du Digital Services Act européen, et délégation de responsabilité – se sont avérées être de simples pansements sur une blessure systémique. Elles n’ont pas endigué la marée ; dans certains cas, elles ont même amplifié le message de l’adversaire en lui accordant involontairement une plus grande visibilité.

Pourquoi ces efforts ont-ils échoué ? L’erreur de combattre le contenu et négliger le contexte

Parce que nous avons mené la mauvaise bataille, sur le mauvais terrain. Nous avons été obsédés par le contenu de la désinformation, tentant de déconstruire des contre-vérités individuelles, tout en négligeant le contexte sous-jacent – le terreau fertile de nos imaginaires collectifs où ces récits prennent racine et s’épanouissent. La condescendante à l’encontre des seuls « non-informés » susceptibles d’être manipulés négligent l’impact des biais cognitifs qui sont universels, transcendant les catégories socio-économiques, et qui traversent toutes les nations européennes. La véritable arme dans la guerre de l’information n’est pas nécessairement de nous convaincre de mensonges flagrants, mais de solliciter excessivement nos systèmes cognitifs, de saturer notre attention et de déclencher des réponses émotionnelles – indignation, peur, espoir – qui court-circuitent la pensée rationnelle, fragilisant ainsi le débat public européen.

La vaporisation de la manipulation à l’ère algorithmique

Le paysage numérique lui-même a évolué, rendant obsolètes les anciens paradigmes. La « complosphère » et la « fachosphère » – chambres d’écho soigneusement définies – sont des vestiges d’une époque révolue. Aujourd’hui, la manipulation est vaporisée, diffusée à travers les algorithmes et les flux personnalisés des plateformes numériques dominantes. Nous ne sommes plus confrontés à des poches isolées de désinformation, mais à une propagation omniprésente de récits, souvent amplifiée par des utilisateurs synthétiques pilotés par l’IA qui brouillent les frontières entre voix authentiques et personnages fabriqués, défiant les efforts de régulation européens.

Au-delà de la figure de l’« utilisateur » : l’individu et ses identités narratives

De manière cruciale, il est important de distinguer entre « utilisateurs » et « individus ». Nos avatars en ligne sont des représentations fragmentées de nos personnalités complexes. Notre vulnérabilité à la manipulation n’est pas uniforme ; elle est profondément liée à nos « identités narratives » et à nos systèmes de valeurs, façonnés par nos histoires nationales et notre héritage culturel européen commun. Nous pouvons être perspicaces dans un domaine, mais susceptibles dans un autre, selon la facette de notre identité qui est ciblée. Ce n’est pas une faiblesse, mais une intuition cruciale : au sein de chaque individu, même ceux qui diffusent involontairement de la désinformation, réside une ressource potentielle pour la résilience démocratique.

La ligne de front traverse nos imaginaires européens

C’est ce changement de paradigme que nous devons adopter, à l’échelle européenne. Le véritable champ de bataille de la guerre de l’information n’est pas seulement l’infrastructure numérique, mais la « superstructure immatérielle » de nos sociétés – nos imaginaires collectifs européens, les histoires que nous nous racontons sur le monde, nos valeurs démocratiques et nos aspirations à une Europe unie et prospère.

Comme le révèle la recherche de Cluster 17, notre sensibilité à différents récits – qu’ils soient russes, ukrainiens ou autres – est profondément corrélée à nos sensibilités sous-jacentes et à nos représentations collectives héritées, construites au fil de l’histoire. Nous sommes, en essence, structurés par les récits qui nous habitent, et ces récits ont une dimension profondément européenne.

Rompre avec le discours rationaliste : raconter l’Europe par ses attachements

Cela nécessite une rupture radicale avec le discours rationaliste détaché souvent privilégié par ce que l’article appelle l’élite « hors-sol ». Nous devons dépasser les déclarations abstraites et nous engager avec l’émotionnel, l’humain, en puisant dans le riche terreau culturel européen. Nous devons raconter des histoires différentes, des histoires qui résonnent avec nos attachements communs européens, des histoires qui célèbrent notre diversité et notre unité, des histoires qui nous aident à « atterrir » dans un monde de plus en plus dominé par les récits désorientants du « cloud », souvent orchestrés par des acteurs externes à l’Europe.

Hypnocratie ou lucidité collective : le dilemme européen

Contre les écueils de la « transe » en référence au concept d’« hypnocratie » de Jianwei Xun – un système de contrôle réalisé non pas en supprimant la vérité, mais en multipliant les récits au point de désorienter – et de l’« hypnose » faisant écho à l’analyse de Marc Bloch sur les mouvements de masse fascistes, nous devons choisir. Allons-nous nous laisser manipuler dans un état de transe ou d’hypnose collective, ou bien allons-nous cultiver la collaboration consciente et la pensée critique, valeurs fondamentales de l’esprit européen ?

Vers une mobilisation générale des imaginaires démocratiques européens

La voie à suivre, telle que décrite dans les propositions, ne concerne pas des solutions technologiques isolées ou un contrôle descendant, mais une réorientation fondamentale de nos efforts de communication stratégique à l’échelle de l’Union européenne. Il s’agit de :

  • Réimaginer le champ de bataille européen : Dépasser les cartes socio-démographiques simplistes et comprendre les interactions complexes et dynamiques qui façonnent l’opinion publique européenne. Se concentrer sur la « superstructure » des imaginaires européens plutôt que sur la simple « infrastructure » des réseaux.
  • Décrypter les codes de la désinformation : Reconnaître la nature « sérielle » de la désinformation, sa dépendance à l’égard de formules narratives et de tropes récurrents, souvent ciblant spécifiquement les vulnérabilités des sociétés européennes. Décrypter cette « grammaire » est crucial pour déconstruire ses mécanismes et réduire son pouvoir de persuasion au sein de l’espace public européen.
  • Amplifier les récits authentiques européens : Au lieu de simplement réagir à la désinformation, nous devons cultiver et diffuser de manière proactive des récits positifs et convaincants, ancrés dans les valeurs démocratiques européennes, l’état de droit, les droits humains et la solidarité. Il s’agit d’un effort stratégique à long terme, une approche « goutte-à-goutte » qui façonne progressivement l’environnement informationnel européen.
  • Forger des coalitions de confiance paneuropéennes : Reconnaître qu’aucun acteur isolé – État membre ou institution européenne – ne peut gagner cette bataille seul. Nous devons construire des coalitions intersectorielles paneuropéennes – gouvernements nationaux et institutions européennes, société civile, médias indépendants, universités et acteurs technologiques responsables – pour assurer la convergence narrative et maximiser l’impact de nos actions coordonnées.
  • Naviguer dans la forêt sombre numérique : Reconnaître les limites de l' »écoute sociale » traditionnelle dans un espace en ligne fragmenté et piloté par des algorithmes, qui échappe en partie au contrôle européen. Nous devons adapter nos méthodes, en reconnaissant la « forêt sombre » comme un espace d’engagement et d’OSINT, mais pas nécessairement comme un baromètre fiable de l’opinion publique européenne.
  • Recentrer sur la perspicacité humaine : Revenir aux outils « analogiques » – recherche qualitative transnationale, écoute profonde et compréhension des récits individuels et collectifs européens. Exploiter l’IA non pas comme une source d’artificialité, mais comme un outil pour améliorer notre compréhension des imaginaires humains européens et renforcer notre capacité à y répondre de manière éthique et efficace.
  • Reconstruire la confiance et les valeurs partagées : Dépasser la communication transactionnelle et à court terme et adopter un appel démocratique fondé sur des valeurs partagées européennes et une confiance mutuelle entre citoyens et institutions. Il s’agit de favoriser un sentiment de but collectif européen et de résilience face aux récits manipulateurs qui cherchent à diviser et à affaiblir l’Europe.

Un appel à la mobilisation des imaginaires européens

La guerre de l’information n’est pas une course aux armements technologiques ; c’est une bataille pour les cœurs et les esprits européens, menée dans le domaine des récits et des émotions. Pour « gagner » cette guerre, nous devons mobiliser nos imaginaires démocratiques européens, en favorisant un écosystème vibrant d’histoires qui nous responsabilisent, nous inspirent et nous unissent en tant qu’Européens. Il ne s’agit pas seulement de contrer la désinformation ; il s’agit de construire un avenir plus résilient, informé et, en fin de compte, plus démocratique pour l’Europe. L’heure est à la mobilisation générale – non pas des armées, mais des imaginations européennes.