Archives mensuelles : mars 2018

Consultations citoyennes : les Européens sont-ils prêts pour une citoyenneté démoï-cratique ?

Avec les consultations citoyennes dans toute l’Europe cette année, les Européens sont et peuvent-ils devenir des citoyens démoï-cratiques (non pas issus d’un seul demos mais de plusieurs demoï) pour pleinement participer à la politique européenne, s’interroge Achim Hurrelmann ?

L’enjeu cognitif des connaissances démoï-cratiques institutionnelles des Européens

La démocratie exige un ordre institutionnel qui impose des exigences cognitives significatives aux citoyens. Afin de participer efficacement aux consultations citoyennes, ils doivent comprendre le caractère fondamental de l’UE en tant que système de compétences partagées. Ils doivent être conscients que les États membres ne sont plus omnipotents mais que l’UE n’est pas non plus omni-compétente. Les citoyens qui ne possèdent pas cette connaissance seront limités dans leur capacité à participer.

Les études d’opinion montrent, au niveau le plus abstrait, que la majorité des citoyens européens est consciente du fait que les compétences politiques sont désormais partagées entre l’UE et ses États membres. La plupart des Européens sont également en mesure d’exprimer des opinions différenciées sur l’opportunité de la participation de l’UE dans différents domaines politiques. Cependant, les connaissances sur les institutions et les politiques au niveau de l’UE sont encore trop limitées.

Une raison de ces déficits de connaissances est probablement l’engagement limité de nombreux citoyens dans la politique de l’UE. La politique de l’UE est beaucoup moins souvent discutée que la politique intérieure dans les débats politiques entre citoyens.

Ces déficits de connaissances façonnent également la perception des citoyens de la démocratie dans l’UE. Le faible niveau de connaissance s’accompagne souvent d’une indifférence généralisée à l’égard des affaires européennes. Dans les discours citoyens, le « déficit démocratique » de l’UE n’est généralement pas défini en termes institutionnels (par exemple, en soulignant le pouvoir limité des Parlement européen), mais plutôt exprimé comme une perception fondamentale de la privation de droits de la politique européenne : le sentiment d’être dirigé par une organisation dont on sait trop peu, et qui semble éloignée et inaccessible.

L’enjeu affectif des identités démoï-cratiques collectives européennes

La multiplicité des canaux démocratiques – et l’exercice des consultations citoyenne en particulier – exige que les Européens puissent adopter une variété de perspectives et puissent passer d’un rôle à un autre selon sur les opportunités participatives.

En d’autres termes, les citoyens doivent posséder et être capables de naviguer dans des identités multiples et flexibles. Cela n’exige pas une prédominance des identités européennes par rapport aux autres, mais exige que « l’Europe » ait une certaine signification pour les Européens et qu’ils possèdent une curiosité éclairée qui motive la participation. Si de telles orientations affectives n’existent pas, les Européens seront incapables d’exercer leurs pleins droits démocratiques et n’utiliseront pas toutes les opportunités de contribution démocratique.

Les études d’opinion publique révèlent que les citoyens européens peuvent, en principe, être en relation avec plusieurs niveaux politiques en même temps. Ce qui est préoccupant du point de vue de la démoï-cracie, c’est évidemment le nombre important de citoyens dans tous les Etats membres qui se définissent uniquement par leur nationalité. Il est en effet douteux que les citoyens ayant des identités nationales aussi exclusives aient la motivation et la « curiosité éclairée » pour utiliser davantage des opportunités de participation européenne.

Les identités collectives ne sont pas immuables, mais plutôt sensibles aux déclencheurs situationnels. Si les identités nationales exclusives de la population de l’UE constituent un obstacle important à la mobilisation dans l’UE, il n’est pas inconcevable que les composantes identitaires européennes soient « éveillées » même parmi les citoyens qui s’identifient uniquement à leur État membre. Cela nécessite toutefois un déclenchement actif par le biais de discours sur l’identité, de campagnes d’éducation civique, de sensibilisation active par le biais de relais d’opinion, de médiatisation intense et durable, etc.

À l’heure actuelle, il semble raisonnable de conclure qu’une part importante de la population de l’UE ne possède pas les types d’identités multiples et flexibles nécessaires pour en faire des utilisateurs compétents de tous leurs droits démocratiques dans un système européen multi-niveaux et multi-centrique.

Les qualités démoï-cratiques des Européens, le défi des consultations citoyennes européennes

Pour réussir en pratique les consultations citoyennes européennes, il faut non seulement prendre en compte la conception institutionnelle du dispositif, mais surtout les qualités que les Européens doivent posséder – les compétences cognitives et les motivations affectives – pour participer pleinement et efficacement en tant que citoyens démoï-cratiques.

Ces qualités ne sont pas aujourd’hui largement partagées dans la société. Il n’est pas inconcevable que cela puisse changer à moyen et à long terme : les citoyens de l’UE sont clairement conscients que la politique européenne se déroule désormais dans un cadre multi-niveaux et multicentrique, et beaucoup cherchent à adapter leurs modes de pensée et d’action politiques à ces réalités. Néanmoins, la prise de décision multi-niveaux et multi-centriques est perçue par un grand nombre de citoyens avec une anxiété considérable, alimentée par des perceptions de leur propre incompétence face à la complexité du système.

Les inégalités participatives fondées sur des facteurs cognitifs ou affectifs existantes risquent d’entraîner la démobilisation et de réduire considérablement la portée potentielle. En d’autres termes, si les exigences de la citoyenneté démocratique ne sont pas satisfaites, la mise en place des consultations citoyennes risquent de rendre plus sévères les inégalités participatives dans la société européenne. Les citoyens ayant une meilleure connaissance du système politique européen à niveaux multiples et multicentriques et des identités plus diverses et plus flexibles auraient plus d’opportunités participatives que d’autres, et les décideurs seraient principalement responsables devant eux.

Au total, les consultations citoyennes européennes, sans démarche antérieure ou parallèle de sensibilisation, de médiatisation et d’éducation civique, menacent d’accentuer davantage les inégalités participatives déjà existantes parmi les citoyens européens.

SAVE : un modèle pour sauver la communication européenne ?

Que se passerait-il si la communication européenne mettait le curseur sur ce qui compte vraiment pour les citoyens européens ?

Solution : une communication téléologique

Le premier changement de référentiel porte sur l’orientation définitive autour des solutions, ce qui en fin de compte est la chose la plus importante aux yeux des citoyens. La communication de l’UE doit présenter l’Europe comme une solution.

Il s’agit de passer d’une communication européenne encore trop technique et fonctionnelle, orientée autour des engagements et des programmes à une communication sur les finalités de la construction européenne.

Autrement dit, la communication de l’UE doit porter davantage de sens, c’est-à-dire affirmer pourquoi l’Europe plutôt que comment et en même temps, porter ce qui nous unit, plutôt que ce qui nous divisent.

Accès : une communication accessible

Le deuxième changement, en prenant les citoyens comme point de repères, consiste à passer d’une communication européenne encore trop fragmentée et canalisée à une communication qui brise les barrières, facilite l’accès, quelque soit le point de contact et le cheminement.

L’Union européenne est encore trop perçue comme trop exigeante ou intimidante pour de nouveaux publics, voire ésotérique ou pire conspirationniste pour les moins bien intentionnés.

Il s’agit à la fois d’une question de langue, de posture et de présence : trouver des occasions d’exister de manière plus naturelle, plus familière (sans familiarité) dans le quotidien des Européens et au sein de leur consommation de média dans la journée.

Valeur : une communication axiologique

Le troisième changement, le seul en mesure de convaincre ou persuader les citoyens : parvenir à une communication aujourd’hui encore trop rationnelle et bardée de chiffres et de données à une communication plus émotionnelle, ce qui ne veut pas pour autant dire humoristique ou superficielle.

Trouver le bon créneau, c’est une question de valeurs ; la seule boussole qui soit à même d’engager un mouvement d’opinion qui parvienne à capitaliser sur les sentiments positifs, à neutraliser les oppositions et à toucher les indécis.

Education : une communication pédagogique

Le dernier renversement de perspective induit par le regard des citoyens porte la relation. Finie la communication trop promotionnelle et unilatérale héritée de l’époque de la propagande bureaucratique et du matraquage publicitaire top-down.

La communication européenne doit se concevoir comme plus inclusive, plus dialogique, plus utile. Autrement dit, une relation, ouverte à tous les publics même les plus vulnérables, nativement dans l’échange et la discussion et apportant à chaque occasion des contenus opportuns.

Alors, le modèle SAVE – reposant sur Solution + Accès + Valeur + Education – pourrait-il sauver la communication européenne ?

Comment développer la participation citoyenne avec l’Union européenne ?

Au-delà des élections, la participation citoyenne permet de responsabiliser les citoyens et de les laisser jouer un rôle essentiel en influençant davantage l’UE dans la prise de décision, contribuant ainsi à renforcer la confiance et la légitimité. Comment intégrer la participation citoyenne tout au long du cycle d’élaboration des politiques publiques en dépassant le seul « moment de la consultation » ?

Faire mieux et plus : la participation comme projet de transformation

Pour le think tank, The Democratic Society, auteur d’un rapport « Developing a model for Open Goverment in the EU », la participation des citoyens doit insuffler au sein des institutions européennes un esprit d’ouverture afin que les gens aient l’envie et se sentent capables de s’impliquer dans les décisions qui affectent leur vie.

participation_citoyenne_UE_democratic_societyAméliorer la participation aux décisions de l’UE ne consiste pas à seulement à ouvrir de nouveaux canaux, mais aussi à modifier les perspectives et les compétences des fonctionnaires européens afin de garantir la réalisation de formes efficaces d’engagement. Un changement de culture et de valeurs est nécessaire ainsi que des méthodes justes, et l’engagement du leadership sont essentiels pour que ces changements se produisent.

Améliorer la participation aux décisions de l’UE ne repose pas uniquement sur une sorte de « réseau des réseaux » piloté depuis Bruxelles mais aussi sur une collaboration avec les organisations de la société civile sur le terrain dans les États membres pour élargir la portée et les opportunités de participation des citoyens à la prise de décision.

Améliorer la participation aux décisions de l’UE ne se limite pas à une sorte de promotion pour faire connaître les opportunités mais aussi à soutenir les citoyens en tant que participants, afin d’accroître ceux qui peuvent découvrir et participer aux opportunités existantes.

Les opportunités de s’engager doivent être significatives pour les citoyens pour éviter toute lassitude liée à la multiplication de consultations alibi. La communication doit être moins axée sur la procédure et les processus et être plus facile à comprendre pour ceux qui ne sont pas ancrés dans les processus de l’UE.

Avant le commencement et après la fin : la participation comme stratégie de gouvernance

Encourager la participation des citoyens à la formulation de stratégies avant de prendre en compte les politiques détaillées doit faire l’objet d’un apprentissage tant au sein des institutions européennes qu’auprès des citoyens peu au fait des répartitions de compétences entre l’UE et les Etats-membres, comme on le constate avec les nombreuses initiatives citoyennes européennes irrecevables.

Encourager la participation des citoyens à la formulation de priorités peut se bâtir sur la base de plateforme telle que Futurium développée par la DG CONNECT et utilisée autour d’une approche Policy Making 3.0. Les gens peuvent y travailler ensemble grâce à des pages en ligne éditées en collaboration, afin d’identifier les tendances à long terme et de tracer des visions possibles et souhaitables pour l’avenir. Ils peuvent ensuite voter sur la probabilité et l’opportunité de différents scénarios et explorer les réponses politiques liées. Enfin, les jeux de rôle à grande échelle sont utilisés pour simuler les réponses possibles de ceux qui peuvent être affectés par les politiques.

Encourager la participation des citoyens à la formulation de politiques publiques doit permettre de clore la boucle et de poursuivre la conversation en montrant les résultats de la participation des personnes, en s’assurant qu’elles se sentent entendues même si leurs suggestions n’ont pas été toutes prises en compte, et en s’assurant qu’elles sont encouragées à rester impliquées, afin d’accroître le nombre de citoyens participants aux conversations politiques de l’UE et de renforcer la confiance entre les citoyens et les institutions de l’UE.

Faire des progrès dans la participation citoyenne implique de développer des cultures organisationnelles d’engagement et d’ouverture, de construire des réseaux qui créent des voies plus larges pour les citoyens, et de mettre en place des structures politiques et des processus qui impliquent l’engagement du public avant le début et après la fin du moment de la consultation.

Le “branding” de l’Europe, une fausse bonne idée ?

L’adoption des modes de pensée, des solutions et des pratiques de communication dérivés du monde de l’entreprise au sein des institutions nationales (ou européennes) via le concept de « nation branding » (ou « European branding ») n’est pas sans risque, selon Paweł Surowiec dans « Is Corporatisation of Soft Power Failing Strategic Communicators? ». Pourquoi le concept d’image de marque est contre-productif à l’échelle de l’Union européenne ?

Une image de marque européenne ne peut durablement se prétendre apolitique

Les partisans du « national branding » (ou « European branding ») supposent que, par leur pragmatisme et leur vision tournée vers le marché, leur communication ne doit subir aucune influence politique. Par conséquent, les marques nationales (ou européennes) doivent tendre vers une forme de dépolitisation.

Cependant, l’argument selon lequel l’image de marque d’une nation (ou de l’Europe) devrait être « apolitique » démontre une compréhension limitée des sociétés démocratiques, où des élections conduisent légitimement à des changements sous l’influence de gouvernements démocratiquement élus.

Songeons à l’introduction d’une stratégie de marque contre-productive à plusieurs reprises au Royaume-Uni, où le Cool Britannia du New Labour de 1997 a été remplacé par la «GREAT Campaign » du gouvernement conservateur, qui s’est d’ailleurs écrasée contre les dures réalités du Brexit.

Une image de marque européenne ne peut uniquement reposer sur une croyance dans la rationalité

Quelques soient les agendas politiques, les marques nationales (ou européenne) font principalement des promesses économiques. La finalité du « nation branding » vise à attirer des investissements, à développer le tourisme et à soutenir les exportations.

Néanmoins, l’idée de développer des narratifs stratégiques sur la base d’une rationalité économique est très restrictive et ne permet pas aux décideurs et aux communicateurs de comprendre quels sont les problèmes qui entraînent des changements dans les perceptions et la réputation des entités politiques.

Considéré un système politique particulier (national ou européen) comme un « tout » pour en assurer le « branding » ne permet pas d’en examiner les détails quand il s’agit de mieux répondre à des attentes et besoins nouveaux ou de répondre à la complexité liée notamment aux transformations écologiques, industrielles et numériques.

Une image de marque européenne serait trop autoritaire et peu flexible

D’une part, la communication stratégique contemporaine requiert une flexibilité, qui fait souvent défaut à la gestion d’une marque commerciale unilatérale et unidimensionnelle alors qu’une nation ou à fortiori l’Union européenne doit évoluer dans un contexte multilatéral (au niveau international) et multiniveaux (avec les échelles nationales, régionales et locales). Autrement dit, la gouvernance de la communication européenne nécessite une flexibilité que le branding ne permet pas.

D’autre part, l’image de marque d’une nation (ou de l’UE) est, en théorie tellement rigide, qu’elle se trouve plus proche des régimes autoritaires que des institutions pluralistes. Son engagement autour d’une vision fixe pour l’unification et la synergie est difficilement viable dans les démocraties libérales où les voix institutionnelles représentent des intérêts divers. En somme, l’idée de marque est plus proche de la pratique de la propagande dans les régimes autoritaires que de la communication polyphonique lié à l’institutionnalisme pluraliste et démocratique où les acteurs politiques s’engagent dans une « gouvernance polyphonique ».

Une image de marque européenne serait trop managée et inadaptée aux stratégies spécifiques aux acteurs

Le concept d’image de marque pour les nations (ou l’Union européenne) comporte des effets idéologiques incompatibles sur la gouvernance en légitimant des stratégies discursives qui repose sur l’inévitabilité des logiques de management et de marché.

En Pologne, les principes liés à l’image de marque de la nation, légitimés comme « post-idéologiques » ne sont finalement parvenu ni au stade « post-politique » en ne parvenant pas à transcender les clivages politiques, ni au stade « post-historique » en ne permettant pas à la nation polonaise de s’éloigner de son passé.

Une application directe de l’image de marque dans la communication stratégique européenne aurait pour conséquence une « asymétrie de la rationalité » : les pratiques issues de l’entreprise se heurtent aux réalités politiques, aux cultures institutionnelles et à l’environnement médiatique européen.

Au total, imaginer que l’Union européenne puisse être gérée comme une « marque » au niveau stratégique est ingérable tant les risques de problèmes surpassent les illusoires solutions.