Archives mensuelles : février 2019

Élections européennes : comment parler d’Europe ?

Une conférence au Collège des Bernardins sur « Qui veut encore de l’Europe ? » le 12 février dernier invite à creuser le dilemme d’un divorce qui semble toujours davantage consommé entre les institutions européennes et les citoyens alors qu’on ne cesse de parler d’Europe, en particulier lors des multiples crises. Alors, justement, comment peut-on parler d’Europe aujourd’hui ?

Comment définir l’Europe ? Regards croisés sur la construction européenne

Sur le plan intellectuel, l’Europe fait face à un monde post-idéologique qui se cherche après les effondrements des principales idéologies entre la fin du socialisme et donc à l’Est une envie de libertés et la fin du libéralisme, en Occident, avec moins d’envie de défendre les libertés. Définir l’Europe, c’est repartir de la philosophie d’un projet reposant sur l’individu s’accomplissant dans une communauté afin d’intégrer non seulement les sociétés politiques mais aussi les sociétés civiles à un niveau plus culturel.

En termes juridiques, l’Union européenne est une fédération démocratique d’Etats-membres démocratiques mise à l’épreuve par quelques régimes autoritaires qui créent une tension entre la subsidiarité, donc l’autonomie des nations et les valeurs, donc le respect des droits fondamentaux, dont les prochaines élections pourraient être l’épreuve de vérité pour cette communauté de droits qui est parvenu jusqu’à présent à étendre un acquis de domaines et de champs d’application des droits.

Pour Nathalie Loiseau, ministre des Affaires européennes, la vision politique de l’Europe consiste à voir le verre à moitié plein, comme on le fait quand on n’est pas dans l’Union européenne, à savoir le seul espace qui accorde la même valeur à la liberté individuelle, à l’esprit d’entreprise et à la justice sociale en même temps. Un esprit démocratique « olympique » en quelque sorte.

Face à la transition numérique et climatique, l’Europe dessine les nouvelles frontières de la régulation à l’échelle internationale. La civilisation européenne est au rendez-vous des enjeux de notre temps, comme réponse pour maitriser notre capacité de destin.

Comment faire campagne sur l’Europe ? Convergences et combats pour la construction européenne

De manière largement consensuelle, le principal défi des prochaines élections européennes réside dans les réponses apportées pour poursuivre un projet qui n’a jamais été autant nécessaire afin de faire face aux nouveaux enjeux et menaces extérieures alors que ce projet n’a jamais été aussi difficile compte tenu des oppositions et divisions internes à l’Europe.

De manière plus polémique, tandis que Nathalie Loiseau joue la carte du rassemblement contre les partisans d’une autre Europe qui défait les solidarités de l’UE, Justine Lacroix, politiste, estime plus précisément qu’il ne faut pas confondre les oppositions à certaines politiques européennes et l’opposition au projet européen. De manière chaotique, se dessine un espace public européen en train d’émerger en fonction d’une part, des mobilisations des sociétés civiles : pressions citoyennes pour la transparence dans les négociations commerciales, pour le climat, contre la pêche électrique…. et d’autre part, des classes politiques : pression conservatrice contre les migrations…

Au final, selon Justine Lacroix, tout le monde veut plus d’Europe, mais pas avec le même modèle, ce qui constitue un conflit intégrateur finalement positif, permettant un débat plus ouvert qui sort de l’affrontement binaire entre pro et anti. La fin de l’impératif moral quant au soutien à l’Union européenne et ses politiques, c’est le début d’une véritable politisation de l’Europe, qui sache inclure ses oppositions.

Parler d’Europe, c’est passionnant lorsqu’il s’agit d’y penser un peu contre elle-même (discours trop techno) et beaucoup avec les autres (discussion civique et dialogue interculturel).

Quête du sens de l’Europe : cartographier les communautés d’Européens

Puisque le rédacteur en chef de la nouvelle revue Européens Pascal Beria reconnaît dans un billet sur « l’empire du sens » que le bon sens n’est plus la chose au monde la mieux partagée, contrairement à la conviction de Descartes, il nous reste à retracer les itinéraires personnels du sens européen afin de cartographier les différentes communautés d’Européens en fonction du sens qu’ils donnent à l’Europe…

De la quête de sens européen à la cartographie des communautés

Les travaux de l’« Observatoire du sens » mené par l’agence Wellcom et l’institut ViaVoice se révèlent précieux pour fixer le cadre d’une réflexion autour du sens de l’Union européenne et de ses communautés.

A partir de deux axes structurant la relation individuelle/collective et la relation transmission/projection, se dessinent plusieurs territoires de sens de l’Europe :

  • Sur l’axe horizontal (arbitrairement) à gauche vers un sens de l’Europe comme accomplissement personnel, autour des valeurs de liberté et d’autonomie et à droite vers des aspirations plus collectives à exercer des responsabilités communes ;
  • Sur l’axe vertical, le haut pointe vers une capacité de projection dans le futur tandis que vers le bas pèse davantage le poids de l’héritage et des patrimoines.

Ainsi, le premier repère est le centre, où il est possible de distinguer ceux qui sont littéralement déboussolés par l’Europe, disons des Européens indécis ou indifférents. Autour deux cercles selon le niveau d’engagement des publics avec l’Europe se dessinent.

sens_Europe_profils_Européens

Pour ceux qui ne font pas du sens de l’Europe l’alpha et l’omega de leur vision du monde, il est possible de distinguer quatre publics distincts :

  • Les Engagés sont globalement convaincus, sans le poids de l’idéologie, par l’aspiration future à une construction européenne plus importante ;
  • Les Enracinés sont en revanche plus attachés, sans passions tristes, à leur écosystème de relations et de représentations ;
  • Les Europtimistes ont une relation plus utilitariste à l’Europe, qui leur permet – quant à eux – de s’épanouir, de voyager, de profiter ;
  • Les Eurosceptiques font une expérience moins concrète et concluante de l’Europe, donc plus ambiguë.

Pour ceux en revanche qui place l’Europe au centre du sens, comme clé explicative globale, dont on peut extrapoler qu’ils ne sont pas les plus nombreux dans la société, mais certainement les plus vocaux, les visions sont plus radicales :

  • Les Euroconstructifs sont convaincus qu’il faut construire une Europe puissance capable de rivaliser avec les grands acteurs pour protéger les Européens – la vision littéralement la plus constructive de l’Europe ;
  • Les Nationalistes sont des enracinés qui craignent que le projet européen vienne en contradiction, en opposition avec leur aspiration à conserver leurs identités et leurs patrimoines ;
  • Les Internationalistes sont les hérités d’un projet européen plus émancipateur que protecteur ;
  • Les Europhobes sont dans une situation de rejet contre une Europe qu’ils ne peuvent pas tolérer dans leur vie.

Au total, la tentative de cartographier un territoire des Européens en fonction du sens qu’il donne à l’Europe dessine près d’une dizaine de communautés d’Européens qui cohabitent et seront appelés prochainement aux urnes.

Vers une campagne électorale européenne sous le signe des paradoxes ?

Alors que le scrutin est encore lointain pour les citoyens qui seront appelés aux urnes en mai prochain, l’atmosphère en matière européenne est pour le moins paradoxale. Revue des principaux paradoxes du moment…

Le paradoxe classique d’un scrutin européen mangé par les enjeux de politique intérieure

Comme souvent, selon Jean-Louis Bourlanges dans l’émission Le Nouvel Esprit Public, le 3 février, le débat européen en France est mangé par des enjeux de politique intérieure. Non seulement, la campagne va se dérouler entrecoupée des longs week-ends du mois de mai, mais surtout les conséquences du grand débat national et l’éventuel référendum vont venir escamoter le débat européen.

Plutôt que de s’intéresser aux éventuels programmes et propositions pour le futur de l’UE, la scène médiatique est davantage préoccupée par l’écume liée au choix des têtes de liste ; ce qui générera le ressentiment des électeurs qui n’auront pas eu le sentiment que les vrais sujets auront été abordés et tranchés par les résultats électoraux.

Le paradoxe contemporain d’un projet européen dorénavant à sauvegarder

Hérité des années 1950 et des Trente Glorieuses, le projet de construction européenne, reposant sur la démocratie représentative, le multilatéralisme en politique étrangère, l’économie sociale de marché régulée et redistributive est dans le climat actuel tombé du côté des « avantages acquis » à sauvegarder face à la poussée populiste.

La mobilisation des extrêmes autour d’une dynamique paneuropéenne et de leur éventuel coalition – quoiqu’illusoire en majeur partie – tire le jeu politique non plus vers le sinistrisme qui poussait les forces politiques vers une montée irrésistible des forces « progressistes » mais bien davantage vers un affrontement entre la sauvegarde de la construction européenne co-construite par la social-démocratie et la démocratie chrétienne et la destruction sous la pression des forces populistes et néo-conservatrices.

Le paradoxe médiatique européen de débats éloignés des attentes

Dans les médias, le débat autour de l’Europe se traite davantage sous l’angle doctrinal, idéologique ou théorique sur la forme de la construction européenne, sur des décisions arbitrales pour ou contre telle ou telle action (l’euro, Schenghen…) ou des sujets forcément polémiques, comme l’immigration.

Dans les sondages, ou lors des consultations citoyennes européennes, les attentes du public sont, en revanche, beaucoup plus prosaïques, concrètes pour faire avancer l’Europe de l’apprentissage et de la formation tout au long de la vie pour faire face aux changements, de la progression des protections, notamment sociale ou encore de la lutte contre les changements climatiques, sans compter tous les enjeux régaliens de l’Europe : défense, justice et droits fondamentaux.

Le paradoxe européen d’une élection à finalité incertaine

La finalité des élections européennes n’est pas – plus – consensuelle :

  • S’agit-il d’« élire » le futur président de la Commission européenne via le système des Spitzenkandidaten qui consiste à imposer aux chefs d’État et de gouvernement la tête de liste du parti européen arrivé en tête le soir du scrutin, sachant que ce système n’est plus défendu par tous les membres du Conseil européen ?
  • S’agit-il de choisir les représentants qui défendront les orientations politiques soutenues par les citoyens, la première consistant à approuver ou désapprouver le président de la Commission européenne nommé par le Conseil européen, puis chaque Commissaire et chaque projet de texte sur la base de coalition ad hoc ?

Le lendemain du scrutin européen n’a jamais été aussi indéterminé, non seulement en raison de la fébrilité face à la vague annoncée de populisme mais surtout à cause de l’inconnu du Conseil européen, qui pencherait vers une nomination de circonstance « en fonction des résultats », selon les termes du traité de Lisbonne, mais donc indépendamment du système des Sptizenkandidaten.

Le paradoxe europhobe d’une détestation de l’UE qui fait la démonstration de sa raison d’être

Dernier paradoxe soulevé par le correspondant des Echos à Bruxelles Gabriel Grésillon dans « la très paradoxale percée des europhobes ». Selon lui, « à mesure que les partis populistes s’imposent dans le paysage européen, leur discours ouvertement hostile à l’Union donne à cette dernière une reconnaissance politique inégalée ».

Ce paradoxe des partis eurosceptiques radicaux – dit europhobes – est également pointé par France Culture qui constate que « la posture anti-européenne des eurosceptiques radicaux rejoint un positionnement anti-système, anti-élite, censé avoir des retombées électorales. Une façon donc de s’ancrer un peu plus dans le système politique qui est en théorie rejeté. »

Au total, les balbutiements de la campagne électorale 2019 sont à plus d’un titre paradoxaux : les opposants les plus farouches légitiment en dépit l’Europe tandis que les acteurs censés les plus européens délégitiment en partie le scrutin européen.

Élections européennes : faut-il faire le deuil des grands récits ?

L’intuition de Christian Salmon estimant que l’on serait passé du Storytelling à « l’ère du Clash », titre de son dernier ouvrage, se révèle particulièrement juste pour la communication sur l’Europe. A force de raconter n’importe quoi, le récit européen est complètement brouillé et les gens finissent par ne plus rien croire…

L’idéologie triomphe comme seul récit sur l’Europe

Pendant trop longtemps, l’argument de Jean-Louis Bourlanges est bien connu : l’Union européenne a fait semblant. En effet, une alliance objective s’est nouée entre les partisans d’une construction idéaliste et technocratique qui nous ont vendu l’Union européenne tandis que les eurosceptiques souverainistes ont vu l’Europe dans chaque décision, forcément critiquable.

Dans cette cacophonie savamment entretenue, les uns et les autres ont joué à se faire peur et ils ont fini par nous faire croire que la grenouille était plus grosse que le bœuf. Tant ses détracteurs que ses soutiens sont parvenus à rendre détestable l’Union européenne aux yeux d’un public circonspect.

Aujourd’hui, cette vision disproportionnée, idéologique a phagocyté tout sens de la nuance, toute intelligence de la situation. Songeons qu’on nous oppose à l’envi :

  • Une cité mondiale exemplaire contre une prison des peuples ;
  • Un projet circulatoire dans sa forme, indéfini dans ses compétences, illimité dans ses territoires contre une Europe passoire et tentaculaire.

Au final, les idéologues sont parvenus à organiser des combats de catch truqués, ils ne se préoccupent plus du tout de l’Europe réelle ; mais surtout ils ont fini par désespérer tout le monde.

Le discours sur l’Europe doit se libérer des dogmes pour se réconcilier avec la réalité

Nonobstant les options politiques partisanes, au cœur de la prochaine campagne électorale, Luuk van Middelaar estime que « l’ancienne façon de penser empêche l’Europe de se penser elle-même » (…) « Si l’UE veut gagner et conserver le soutien du public, il faut briser le discours téléologique, il faut se libérer des dogmes ».

En effet, quel est ce « nous, les Européens » aujourd’hui ? Ce n’est évidemment pas la bulle bruxelloise, qui se le jure en secret, mais bien davantage les peuples des États-membres avec leurs chefs, représentés au sein du Conseil européen ainsi que les députés européens, présents au Parlement européen sans oublier les ministres de chaque gouvernement européen qui siègent au sein du Conseil de l’UE.

Plutôt que d’opposer de manière artificielle et contre-productive cosmopolites vs sédentaires ou encore fédéralistes vs souverainistes, puisqu’« une communauté politique est une communauté de récits », chacun détient de fait une part du récit européen, chacun vit une dimension du projet européen.

Au final, l’enjeu du scrutin européen réside dans la capacité des Européens à faire de leurs différences, non des clashs mais des notes de la prochaine partition européenne.