La communication européenne doit-elle être déraisonnable pour passionner ?

A l’heure des fake news, infox en bon français, il ne s’agit pas de plaider pour que la communication européenne prenne le chemin des populistes et sombre dans l’irrationnel et la dissimulation ou le mensonge. Bien au contraire ! Néanmoins, l’ennui, la monotonie, la rationalité ratiocinante ne peuvent plus suffire pour contrer les discours anti-européens.

Dépasser le projet rationnel et l’esprit de sérieux pour partager émotions et passions communes

A suivre Pascal Lamy, rencontré par Le Grand Continent, la communication européenne doit trouver les moyens de s’extirper d’un paradoxe où le projet européen pour se délier des passions négatives… doit trouver ses passions positives.

« La base de la souveraineté de l’Europe est rationnelle et relève de l’aspect commercial et économique de l’Union. Le sommet est purement passionnel et imaginaire : c’est toutes les questions liées à la défense et la sécurité européennes. L’Europe existe là où il y a de la raison, mais pas là où il y a de la passion. Développer une politique de sécurité commune, c’est finalement partager les mêmes cauchemars. »

Que faut-il en conclure pour la communication européenne ?

Que la seule solution viendra de la créativité, de ce petit plus « déraisonnable » mais pas irrationnel, ce petit grain de folie passionnel hors de l’esprit de sérieux qui prédomine et surdétermine les discours sur l’Europe.

La communication européenne doit considérer pour de vrai les différentes sensibilités nationales, qui dépendent des développements culturels et historiques afin de proposer un véritable « récit équilibré », respectant la liberté de presse et d’opinion et comprenant mieux non seulement les problèmes institutionnels, mais aussi les problèmes pratiques et les préoccupations communes.

Par ailleurs, la communication européenne ne doit pas craindre d’être plus prosaïque, moins stratosphérique pour aborder ses sujets de la vie quotidienne ainsi que viser à faire vivre des expériences européennes, au-delà des débats d’idées et à échelle humaine.

En somme, partager des valeurs pour résoudre les divergences et surmonter les obstacles stéréotypés est nécessaire, mais n’est plus suffisant. La communication européenne doit impérativement parvenir à remobiliser les cœurs européens autour non pas de passions tristes mais d’émotions positives, littéralement communicatives.

La communication européenne doit-elle prétendre à la souveraineté ?

Qu’est-ce que le Tiers-État selon Sièyes ? Ceux qui aspire à être quelque chose. C’est un peu le problème de la communication européenne, aujourd’hui quasiment rien, mais demain un peu plus. De quoi s’agit-il ?

Valeurs humanistes contre passions identitaires nationales : le match du siècle passé

Sur le marché des idées, deux positions moins caricaturales que l’opposition entre « nationalistes » et « progressistes » semblent irréductiblement se faire face entre :

  • D’une part, une vision supposément irénique héritée de l’humanisme des Lumières dont le corolaire correspondrait au socle irréfragable des valeurs au cœur du projet européen ;
  • D’autre part, une vision forcément souverainiste animée par les viles passions des identités nationales.

Ces pétitions de principe ne répondent plus de manière satisfaisante, ni l’une ni l’autre, aux défis auxquels les Européens sont confrontés – qui nécessitent de partager les souverainetés des États membres – pour développer une capacité à peser dans les rapports de force internationaux sur les grands enjeux et à défendre non seulement leurs valeurs mais aussi leurs intérêts stratégiques communs.

D’un projet de paix perpétuelle à un projet de puissance régalienne : le défi souverain contemporain

Pour citer Thierry Chopin, dans sa fiche de lecture du dernier opus de Luuk van Middelaar : « Les crises poussent les Européens à devoir agir (…) ce qui suppose de briser un certain nombre de tabous et d’impensés afin de prendre au sérieux certaines exigences politiques fondamentales : notamment celle des frontières et celle de l’identité ».

Cela suppose le « passage » du projet de paix, l’Europe étant « éminemment un acte moral » soutenu par la volonté de réconciliation et par l’idéalisme à un projet de puissance, la construction européenne étant un acte politique fondé sur le jugement et impliquant la redéfinition des intérêts propres des participants.

Dans ce changement de paradigme dont on peine à accoucher, le projet de paix qui exigeait le sacrifice des identités nationales au profit de valeurs universelles doit laisser place au projet de puissance qui requiert le développement d’une identité européenne avec des Européens engagés, et même fiers de leur identité.

Pour le moment, la communication européenne ne parvient pas à penser l’Europe non plus seulement comme un projet porté par le doux commerce donc le marché et la régulation mais comme un projet autour de la souveraineté et de la sécurité, donc avant tout en termes de puissance.

En somme, la communication européenne pour mobiliser les Européens, polariser les débats politiques et apparaître comme la réponse légitime doit se saisir des enjeux régaliens afin de démontrer la plus-value d’un projet européen souverain qui protège et se projette dans le monde.

La communication européenne doit-elle être encore universaliste ?

Sans doute la révolution copernicienne la plus nécessaire de la communication européenne, la fin de l’universalisme qui voudrait s’adresser à tout le monde, donc finalement à personne est le deuil le plus difficile que les institutions européennes ne sont pas encore parvenues à faire. Pourquoi faut-il le faire ?

Comprendre les nouveaux clivages

Avant, le débat européen opposait les pro- et les anti- européens. Quoique cette discussion primitive perdure encore dans des formes caricaturales entretenues davantage par la méconnaissance, la mauvaise volonté ou les mauvaises intentions, elle ne peut et ne doit plus être considérée comme l’alpha et l’oméga.

Maintenant, face aux défis géostratégiques visant à assurer la stabilité sécuritaire et géopolitique ainsi que la transition énergétique, climatique, environnementale et technologique du continent européen, le débat devient beaucoup plus sérieux.

Selon Jean-Louis Bourlanges dans l’émission le Nouvel Esprit Public du 9 septembre 2018, la ligne de clivage partage dorénavant :

  • D’une part, une vision universelle de l’Europe qui réunit les idéalistes et les eurosceptiques dans un miroir déformant : l’Europe est ainsi pour le meilleur ou pour le pire une sorte de petite ONU à l’échelle du continent qui, pour aller très vite, donne des leçons de morale et distribue des bons points ;
  • D’autre part, « une vision européenne qui tente cette révolution copernicienne de savoir que nous ne sommes plus au centre du monde, mais au milieu, enfin parfois au centre, parfois en périphérie ».

Du coup, la principale question posée autant par l’époque que par la nécessité : comment faire pour que la réaction identitaire contre l’Europe universelle ne dérive pas en identitarisme extrémiste ?

Répondre aux nouveaux défis de notre temps

Le projet européen doit parvenir à trouver la synthèse, une sorte de « en même temps qui saurait se penser » autour d’une offre politique qui allie solidarité européenne et identité européenne.

Après l’impératif de l’intégration d’une union sans cesse plus étroite, le temps serait venu pour un « réformisme de sauvegarde » afin de tenir en même temps :

  • Humanisme et contrôle des frontières/de l’immigration ;
  • Respect des valeurs de l’État de droit, des droits de l’homme et contrôle des contre-pouvoirs ;
  • Solidarité et compétitivité ;
  • Puissance ouverte et régulée, équitable et profitable…

Ces oxymores doivent correspondre à la nouvelle synthèse proprement européenne face aux défis contemporains plutôt qu’aux réponses « textbook » héritées du passé et des Pères fondateurs. Il ne s’agit pas de renverser la table, de faire table rase ; mais bien plutôt de construire, sur les fondations existantes, les nouveaux contreforts, les nouveaux piliers… qui permettront au projet européen de se déployer pour les générations futures.

En somme, la difficile naissance d’une nouvelle synthèse discursive sur l’Europe plus européenne qu’universaliste est l’un des enjeux essentiels pour parvenir à redéfinir les lignes de fractures, donc les forces politiques, donc les majorités dans les têtes puis les urnes et enfin au pouvoir.

Quels sont les verrous que la communication européenne doit briser ?

Avec la rentrée, vient le temps de fixer la feuille de route pour la nouvelle saison. Afin de sortir des sentiers battus dressant des plans sur la comète, faisons plutôt de ce moment l’opportunité de poser toute une série de questions « incorrectes » – des questions de fond ou plus sur la forme – visant à refonder la communication européenne sur un socle plus légitime et crédible. Voici un avant-goût du programme de publication tout au long du mois…

Briser verrous et tabous d’une communication européenne trop enchaînée

Enchaînée, la communication de l’Union européenne l’est encore trop au sens de prise dans des raisonnements du passé comme la sempiternelle opposition aujourd’hui dépassée entre pro- ou anti- européen qui freinent toute réflexion ou des cadenas psycho-politiques comme le drame du Brexit et la démagogie populiste qui immobilisent comme le lapin prit les yeux dans les phares d’une voiture. La mécanique est au bord de l’apoplexie.

Pour y remédier, nous discuterons des nouvelles lignes de fractures qui se dessinent dans les sociétés européennes et des réponses de fond incontournables ou iconoclastes que la communication européenne doit apporter pour retrouver un territoire d’expression audible et pertinent auprès des Européens. En somme, Mark Twain doit guider la future stratégie de communication : « ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait » !

Briser le plafond de verre d’une communication européenne trop timorée

Timorée, la communication européenne l’est non seulement dans les partis pris créatifs de ses campagnes afin de ne pas heurter les sensibilités, mais aussi dans le maniement des symboles d’institution et de vie politique, parfois plus inspiré des USA que des modèles démocratiques européens ainsi que dans l’usage déséquilibré entre raison et passion, au détriment hélas des émotions. Les référentiels poussiéreux doivent là encore être actualisés, la mémoire vive saturée doit être réinitialisées.

Pour rebondir, nous discuterons des voies de traverse pour retrouver des formes de communication créatives et innovantes qui réinventent et modernisent les prises de parole de l’Union européenne.

Les principes émis dans la déclaration de Sibiu ne peuvent constituer qu’une base pour une communication de l’UE exercée comme responsabilité partagée :

  • La communication doit être intégrée dès le départ dans l’élaboration des politiques – et non comme une réflexion après coup ou comme un moyen d’embellir les politiques.
  • La communication doit être une conversation à double sens – écouter d’abord, puis engager. Il doit être factuel – tout en faisant appel aux émotions, sauvegardé avec des données – et adapté au public cible, en langage clair ;
  • La communication devrait partir de nos valeurs communes, puis se concentrer sur les résultats concrets des politiques de l’UE pour les personnes dans leur lieu de résidence et soutenir la construction d’une communauté ;
  • Une bonne élaboration de politiques nécessite une bonne communication multilingue pour être comprise et prise en charge.

Briser les idoles d’une communication européenne trop inféodée

La volonté récurrente de réécrire un « storytelling » sur la construction européenne, de mener des campagnes non inter-institutionnelles ou encore d’inféoder toute prise de parole à une politisation excessive sont autant d’impasses qui doivent être corrigées. En somme, « la route est droite, mais la pente est forte ».

Nous terminerons notre tour d’horizon avec des contributions autour notamment du paradoxe de la politisation et de ses effets problématiques pour la communication ainsi que de la fertilité d’une réflexion prospective qui vise à puiser dans les racines et les tendances de fond pour trouver le bon modèle européen attractif sur la scène internationale et interne.

Bref, bonne reprise à tous et à très vite pour la suite du programme de rentrée !

Quel bilan pour la communication de la Commission Juncker ?

Le mandat de la Commission Juncker parvenant à son terme, il est temps de tirer le bilan sous l’angle de la communication. Quelles étaient les promesses ? Quels sont les résultats ?

« Big on big things, small on small things » : vraiment ?

Pour juger, il convient de se reporter à l’importante « Communication du Président à la Commission » inaugurale publiée en novembre 2014 et définissant les méthodes de travail de la Commission européenne 2014-2019.

D’abord, le président Juncker y « souhaite que la Commission se fasse plus grande et plus ambitieuse à l’égard des grands enjeux, et plus petite et plus modeste à l’égard des enjeux moins importants ».

Sur ce plan-là, le jugement porté par Éric Maurice de la fondation Robert Schuman est plutôt nuancé : « pour paraphraser son slogan sur l’activité réglementaire de l’Union, la Commission pourrait « communiquer moins pour communiquer mieux ». Pour mieux cibler ses messages sans avoir peur de fâcher les États membres, comme dans le cas du Brexit, elle ne devrait communiquer que lorsqu’elle a un message nouveau et clair à transmettre, uniquement dans ses domaines de compétences ».

En l’occurrence, les rares silences de la Commission Juncker, sur le Brexit, la Catalogne ou Martin Seylmar sont peut-être encore plus assourdissants que les victoires largement célébrées du plan d’investissement, de la régulation des acteurs du numérique (RGPD et taxes Apple et Google) ou des accords commerciaux avec le Canada, le Japon et peut-être le Mercosur.

Une communication de terrain, mais pas tout terrain

En outre, le président Juncker souhaitait également « que nous concentrions notre énergie et nos efforts sur la mise en œuvre et le suivi effectifs sur le terrain ». Les nombreux dialogues citoyens organisés partout en Europe traduisent cette intention, même si l’on peut regretter que les Commissaires n’aient pas été plus présents dans les médias en particulier audiovisuels.

Pourtant, le président Juncker avait indiqué la direction en précisant que « les membres de la Commission sont les visages publics de l’institution et les meilleurs avocats et «porte-parole» de ses politiques (…) Leur succès en termes de perception dans les médias et dans l’opinion publique dépend de leur capacité à communiquer de manière convaincante sur un large éventail de questions dans tous les États membres ».

Porte-parole : to be or not to be ?

Enfin, le président de la Commission insistait sur le service du porte-parole assurant « la communication politique au nom du président et de l’ensemble de la Commission » et veillant à la cohérence de la ligne politique de la Commission en matière de communication avec les médias en fournissant des « positions à adopter » en ce qui concerne les priorités des travaux de la Commission et des thèmes clés pour le débat public.

Les vicissitudes du service du porte-parole face aux journalistes ont jalonné le mandat : début en fracas avec une conférence de presse dynamique de Juncker, suivi par la sortie des Lux Leaks et la bunckerisation de Juncker face aux journalistes, quasi jusqu’aux résultats des élections européennes.

Pour Éric Maurice, la Commission européenne devrait communiquer « au nom de l’Union, et pas au nom de la Commission et de ses services, et le faire directement par les Commissaires, sans porte-parole ». Cette désintermédiation, attendue par le public avec la crise des médias et l’essor des médias sociaux est l’un des prochains défis de la communication du futur collège des Commissaires.

Au total, les initiatives initiales ont globalement été positives, le bilan de la communication de la Commission Juncker est autant significatif par ses nombreux éléments de langage que ses rares silences.