« La réponse est forcément non, mais quelle est la vraie question ? », Woody Allen. La « vraie » question posée lors des Rencontres économiques d’Aix est la suivante : « Les réseaux sociaux déterminent-ils le vote ? ». C’est une question sur toutes les lèvres à l’approche de chaque scrutin.
La réponse la plus honnête, inspirée de Woody Allen, est un « non » nuancé. Non, les plateformes ne déposent pas un bulletin dans l’urne à notre place. Mais elles ont radicalement transformé l’écosystème dans lequel se forment nos opinions, se forgent nos convictions et, in fine, se décident nos choix.
Le véritable enjeu n’est plus de savoir si les médias sociaux influencent, mais comment les réseaux sociaux reconfigurent le champ de la démocratie. Nous sommes passés d’une guerre d’opinion à une guerre de l’attention, dont le modèle économique des plateformes est le principal moteur et la polarisation, le carburant.
L’économie de l’indignation : un moteur économique, pas un complot politique
Il est crucial de le comprendre : le phénomène de polarisation, avec ses bulles de filtres et ses chambres d’écho, n’est pas le fruit d’une grande stratégie politique concertée. C’est la conséquence directe et mécanique du modèle économique des géants de la tech. Comme le souligne la journaliste Nesrine Slaoui, forte de ses 5 millions de vues mensuelles sur TikTok, « les plateformes ont besoin d’indignation permanente ». L’engagement, qu’il naisse d’émotions positives ou négatives, est la seule métrique qui vaille.
Jacques Attali le résume parfaitement : les réseaux sociaux sont un outil, un marteau qui peut construire ou détruire. Aujourd’hui, leur configuration actuelle « fonctionne contre la démocratie » en donnant la prime au sensationnel, à l’irrationnel et aux fausses nouvelles. Pourquoi ? Parce que ces contenus nourrissent nos biais cognitifs les plus primaires, liés à notre instinct de survie, et génèrent des réponses émotionnelles immédiates, bien plus virales qu’une analyse nuancée. Le résultat est une fabrique quasi-industrielle de la polarisation, dont les élections du Brexit, de Trump ou les scrutins plus récents en Roumanie et en Moldavie ont été les laboratoires à ciel ouvert.
Le nouveau champ de bataille : imposer l’agenda, pas l’opinion
L’erreur fondamentale serait de croire que le combat se joue encore dans la « fabrique de l’opinion ». Comme l’analyse Robert Zarader, la bataille a été déplacée en amont : elle porte sur ce dont nous devons parler. L’objectif n’est plus de vous convaincre, mais de saturer l’espace médiatique avec un agenda spécifique. La polarisation est l’outil le plus efficace pour y parvenir : plus une position est défendue avec véhémence, plus elle renforce et mobilise ceux qui s’y opposent, créant un vacarme qui rend inaudible tout autre sujet.
Donald Trump, avec sa plateforme Truth Social, a maîtrisé cet art à la perfection : raconter ses histoires, sans aucune contradiction, pour imposer sa propre post-réalité. Cette stratégie de la diversion est le principal ennemi de la démocratie. Elle crée une « fatigue informationnelle » massive – un Français sur deux déclare aujourd’hui s’extraire volontairement de l’actualité – et pousse les citoyens lassés des mauvaises nouvelles vers un repli sur des communautés de proximité, comme les boucles WhatsApp qui ont joué un rôle clé dans l’élection de Bolsonaro au Brésil.
La crise de confiance et la menace de désintermédiation
Cette dynamique engendre une conséquence dévastatrice : une perte de confiance généralisée envers les institutions traditionnelles, médias et politiques en tête. Ce vide est immédiatement comblé. Les influenceurs, comme le montre le rapport de confiance des Français, deviennent la deuxième source d’information, juste après les médias traditionnels.
Pour les médias historiques, le risque, identifié par Sibylle Veil, PDG de Radio France, est double : être « désintermédié » par des plateformes comme X qui ambitionnent de les remplacer, ou devenir les complices inconscients de cette spirale en reprenant et en amplifiant le « buzz » et les fausses nouvelles pour ne pas perdre la course à l’audience. Résister à l’accélération et à la simplification devient un acte de responsabilité citoyenne.
Cette crise est désormais une question de sécurité géopolitique. La menace à peine voilée de J.D. Vance lors de la conférence sur la sécurité à Munich – « Si les Européens veulent réguler les GAFAM, nous sortirons de l’OTAN » – illustre que la régulation de l’espace informationnel est un enjeu de souveraineté majeur pour l’Europe.
Quelle stratégie pour reprendre le contrôle du réel
Face à ce constat, l’impuissance n’est pas une option. L’Union européenne a commencé à agir avec le Digital Services Act (DSA), une première étape essentielle. Mais il faut aller plus loin. Le projet de « bouclier démocratique » (democratic shield), évoqué par la Commission, doit devenir une priorité absolue.
Notre stratégie doit s’articuler autour de trois axes :
- Cibler le modèle économique, pas les contenus. Interdire les réseaux sociaux est une illusion, et sera très difficile à appliquer auprès des mineurs. La véritable solution réside dans une régulation stricte de leur cœur de réacteur : la publicité ciblée et les systèmes de recommandation algorithmique qui enferment et polarisent. Par exemple, il est inacceptable que les revenus publicitaires continuent de récompenser les comptes les plus viraux plutôt que les plus responsables.
- Renforcer l’esprit critique et l’éducation aux médias. La seule défense durable, comme le préconise Jacques Attali, est le développement de l’esprit critique à grande échelle. Cela passe par l’éducation, dès le plus jeune âge, aux mécanismes cognitifs que les plateformes exploitent. Il faut apprendre à notre cerveau à prendre de la distance et à trouver du plaisir dans la nuance et la complexité.
- Protéger le réel dans la post-réalité. La révolution de l’IA générative va accélérer de manière exponentielle la production de désinformation. Notre défi n’est plus seulement de vérifier les faits, mais de protéger le concept même de réalité partagée. Cela implique de soutenir un journalisme de qualité, capable de ralentir, de vérifier, de contextualiser et de rassembler là où les réseaux fragmentent.
Rebrancher les réseaux à la démocratie
« Le monde brûle et nous regardons tous notre téléphone ». Cette paraphrase d’un célèbre discours de Jacques Chirac résume notre paradoxe. La démocratie ne doit être prisonnière ni du paradoxe de Condorcet, qui suppose un système de valeurs communes pour que le choix collectif soit rationnel, ni du théorème d’Arrow sur l’impossibilité d’agréger les préférences individuelles. Or, les réseaux sociaux attaquent précisément ce socle de valeurs communes et exacerbent les préférences individuelles jusqu’à la caricature.
Dans la « société du spectacle » décrite par Guy Debord, où « le vrai n’est qu’un moment du faux », notre mission est claire. Les réseaux sociaux ne feront pas l’élection, mais si nous n’agissons pas, ils détruiront les conditions même de sa possibilité. Notre défi stratégique pour l’Europe n’est pas de débrancher les réseaux, mais de les rebrancher à la démocratie.