Intervention lors des lundis de l’IHEDN de Jérémie Gallon diplomate, avocat et auteur de « Henry Kissinger, l’Européen » autour d’une réflexion sur une Realpolitik pour l’Europe…
Qui rêve encore d’un grand destin pour l’Europe ?
L’Après de la deuxième guerre mondiale, c’est la fin d’une Europe qui peut, seule, écrire l’histoire face à la force de l’armée rouge et du capitalisme américain. La gloire des Européens appartient au passé et l’Europe sort de l’histoire à grands pas et ne parvient plus à façonner les équilibres du monde.
Pourtant, la construction européenne, c’est la paix au sein de ses membres, les meilleures protections sociales, la civilisation des loisirs et le bien-être matériel ; bref une sacrée réussite inédite.
Mais, c’est se bercer d’illusions face aux menaces des puissances tierces entre guerres hybrides et désinformation où tout est bon pour déstabiliser les démocraties européennes. C’est sans compter sur nos vulnérabilités démographique et climatique, sachant qu’en un siècle, c’est un complet renversement du poids des populations entre l’Afrique et l’Europe. Les flux vont s’accroitre et continuer d’exercer une pression migratoire sur nos frontières poreuses, la libre circulation aurait dû avoir pour contrepartie le contrôle des frontières, sans parler de l’immigration illégale, nouvelle arme de régimes autoritaires.
Si nous voulons garder la capacité de transmettre notre héritage culturel, intellectuel et philosophique et offrir un futur aux futures générations qui ne soit pas dessiner par les autres puissances, nous ne devons pas nous résigner au déclin, à l’affrontement Chine-États-Unis, à l’abdication et à se résigner à la frilosité géopolitique avec une diplomatie des bons sentiments qui obtient peu de résultats et est en train de perdre jusqu’au respect des citoyens.
Quelle voie pour une Realpolitik pour l’Union européenne ?
Sans alternative possible pour répondre aux défis globaux actuels, la seule méthode d’action repose sur une analyse rationnelle des intérêts en présence, des circonstances historiques et politiques et des forces des idées afin d’atteindre des objectifs concrets.
Dans les Balkans, avec l’élargissement comme horizon unique et indépassable, l’Union européenne est parvenue à perdre sur tous les fronts : les citoyens européens sont exaspérés contre la machine bureaucratique, les résidents locaux sont humiliés, exaspérés, amers. Alors qu’une Realpolitik consisterait à bâtir des partenariats stratégiques pour barrer la route aux autres puissances.
La diversité est la première force de l’Union européenne, dans un monde en mutation, c’est notre meilleur atout pour comprendre les plis de l’histoire et le sens du temps long qui donne la densité nécessaire. Le statut de première puissance commerciale et de premier contributeur d’aide au développement est objectif.
La puissance normative pour la protection des consommateurs et la régulation des marchés est un modèle, correspondant à « l’effet Bruxelles » qui reflète nos valeurs, notre vision de l’individu et des libertés fondamentales ; sans oublier le potentiel de talents et d’expertises industrielles comme atouts européens à condition de lever les carcans sur la recherche, l’innovation et l’entreprenariat et de créer des écosystèmes vertueux.
Des obstacles sont à surmonter :
- Se doter d’une diplomatie européenne digne de ce nom, le SEAE n’est pas à la hauteur des espoirs, faute d’une culture stratégique et diplomatique commune vraiment partagée ;
- Passer à la majorité qualifiée plutôt que la règle de l’unanimité qui paralyse la diplomatie et favorise le véto des petits États-membres qui font du chantage sur d’autres sujets : le plus petit dénominateur commun n’est pas le reflet de l’intérêt général européen ;
- Mettre fin à la diplomatie en silo, surtout la politique commerciale et d’aide au développement, parce ce manque de synergies empêche une action cohérente dans le monde ;
- Mettre fin au mythe que prendre le chemin de la Realpolitik ne serait que la négation de notre identité européenne alors que la curiosité, comprendre l’altérité, le monde tel qu’il est, pas tel qu’on voudrait qu’il soit est au cœur de l’Europe.
Sans puissance militaire, la diplomatie ne peut être crédible. Mais, il ne faut pas se perdre dans des concepts comme l’armée européenne ou l’autonomie stratégique mais privilégier des projets industriels concrets et des interventions conjointes ponctuelles.
Le courage politique serait de regagner la confiance et l’estime de nos partenaires en respectant le seuil de 2% du PIB consacré à la dépense pour la défense, comme marqueur de notre effort. L’approche réaliste viserait à donner toute sa place à l’OTAN dans l’architecture de défense en Europe main dans la main avec l’allié américain face à des menaces auxquelles nous ne saurons pas répondre seul, ni maintenant, ni dans le futur ; sans oublier de renouer nos liens stratégiques avec le Royaume-Uni.
Qui peut incarner la Realpolitik européenne ?
L’exigence d’un monde de nuances qui ne se contente pas d’une grille de lecture manichéenne et offrant des options imparfaites, donc impopulaires est un héritage qui dépasse les personnalités. En tant que civilisation, la culture et l’histoire doivent nous offrir un regard unique sur le monde, qui nous rende digne de cet héritage. L’Union européenne s’est construite sur le déni de nos héritages façonnés par les siècles. Renouer avec la tradition de la Realpolitik européenne vise à puiser dans une culture européenne qui se différencie de l’Occident pour assumer ce que nous sommes, s’accepter pour accueillir et se projeter.
Les hommes deviennent des mythes par les buts qu’il se fixent, le temps est venu, à nouveau, d’avoir des grands rêves pour l’Europe, incarnés par une diplomatie de long terme.