Archives mensuelles : avril 2012

Quelles sont les tendances de la fabrication de l’information européenne ?

Dans un récent ouvrage sur « Le champ de l’Eurocratie, une sociologie politique du personnel de l’UE », Philippe Aldrin étudie les « producteurs, courtiers et experts de l’information européenne ». Trois tendances  travaillent l’univers professionnel de la fabrication de l’information européenne…

Tendance n°1 : incorporation d’un professionnalisme issu du secteur privé au sein de l’administration européenne

La « réputation d’amateurisme » frappe les premiers agents de l’information européenne au sein du Service commun de presse et d’information des Communautés européennes. « Les acteurs des premières années racontent tous – unanimement – l’image de « saltimbanques » des gens d’information au sein de l’administration naissante. » C’est l’époque de la DG X autrement appelée « la DG des bras cassés » et de la communication institutionnelle considérée comme « des tâches littéraires et futiles ».

Avec la création de la DG COMM (Direction générale à la communication) au sein de la Commission européenne en 2006 et le premier concours dédié pour recruter des professionnels de l’information et de la communication en 2007, on assiste à la « supplantation du militantisme par la bureaucratie, et du génie des découvreurs par le professionnalisme des lauréats surdiplômés du concours de la fonction publique européenne ».

Ce récent effort de professionnalisation des personnels se double d’une « rationalisation de la chaîne de production communicationnelle au sein des institutions (planification, mutualisation des outils et des coopérations de la communication communautaire) ».

Ainsi, « la coproduction et le jeu croisé des externalisations-internalisations de compétences ont progressivement généré un alignement des pratiques internes sur les méthodes et les process des professionnels de la communication » (issus du secteur privé). Aujourd’hui, les agents communautaires ou leurs sous-traitants partageraient un même professionnalisme avec un même langage et des mêmes outils professionnels.

Tendance n°2 : rationalisation du système de coproduction de l’information européenne

« Depuis les origines, l’intégration européenne s’est appuyée dans différents domaines sur l’enrôlement d’experts et professionnels extérieurs. » En matière d’information, ces collaborations n’étaient pas formalisées mais plutôt « fondées sur des affinités électives autour de l’idée d’intégration » ou alors sur des relations personnelles (comme le « système Olivi » qui privilégie des journalistes recrutés personnellement pour le service de presse) ou encore « des programmes de relations publiques au long cour » auprès de quelques groupes spécifiques acquis au projet européen.

Ce modèle de production de l’information européenne reposant sur des collaborations ponctuelles et sélective s’est formalisé afin d’« uniformiser les procédés du travail communautaire (…) et de généraliser les bonnes pratiques ».

Ainsi, « la rationalisation repose donc aujourd’hui sur des protocoles par lesquels les agents de l’institution encadrent, dans des relations plus dépersonnalisées, les intermittents (collaborateurs free lance, personnels contractuels, stagiaires) et les prestataires extérieurs privés qui sous-traitent les besoins d’information-communication de l’UE ».

Tendance n°3 : normalisation de la prise en charge de la publicité de l’Europe politique

La vision traditionnelle de l’information européenne consiste à se « limiter à la mise en public des informations sur l’Europe ». Il s’agit d’« une conception diffusionniste fondée sur une pédagogie de l’Europe prenant pour relais d’information les « leaders d’opinion » ». Autrement dit, l’information européenne est « conçue jusqu’à ces dernières années comme un problème de didactique (nécessité de faire comprendre ce qu’est la construction européenne) » et tout discours politique est exclu.

L’information européenne « est désormais considérée davantage comme un problème d’équilibre qu’affronte tout pouvoir », entre les tensions générées par son action et la nécessité de le légitimer. La conception de l’information devient davantage procédurale en étant « intégré très en amont de la chaîne de travail communautaire ». Ainsi, l’information européenne est « assumée comme un instrument de légitimation politique ».

« Aujourd’hui, derrière la rhétorique délibérative et, par-delà cette débauche d’apparitions publiques (de Commissaires européens dans les médias et les régions) destinées à « donner à l’Europe un visage humain », le débat public concernant l’action de l’UE en matière d’information-communication s’est en quelque sorte désectorisé, devenant un enjeu plus global indissociable de la réflexion sur la « bonne gouvernance » européenne. »

Ainsi, cette analyse de l’information européenne « dans le mouvement même de son processus de fabrication » saisit un monde de professionnels de la coproduction de l’information européenne plus professionnel, plus rationnalisé et plus normalisé.

« On the frontline » : hybridation entre information d’Euronews et communication de la Commission européenne

Début avril, la chaîne internationale d’information Euronews qui se présente comme un « véritable hub média indépendant » (boilerplate de la chaîne) lance un programme hybride « On the frontline » réalisé « en partenariat » avec la Direction Générale des Affaires Intérieures de la Commission européenne…

Le programme de subventions à Euronews de la Commission européenne

Afin de « garantir la couverture à long terme des activités de l’Union sous un éclairage européen » sur Euronews, la Commission européenne subventionne la production et la diffusion – à la carte – de programmes sur les affaires européennes.

Selon le programme de travail annuel de la Direction Générale à la communication, une « convention-cadre de partenariat avec Euronews a établi des barèmes type de coûts unitaires pour un certain nombre de magazines de durées différentes, disponibles isolément ou en série, avec ou sans distribution ».

Autrement dit, n’importe quelle « DG » de la Commission peut piocher dans le catalogue pour produire et diffuser des programmes d’information selon les formats et les volumes au choix : d’un magazine de 3 minutes, diffusé 20 fois (bande-annonce comprise) à 19 444 € à une série de 24 programmes de 12 minutes, diffusés 15 fois à 1 349 671 €. Le montant maximal de la contribution de la CE à cette action pour 2012 a été fixé à 6,5 millions d’€.

On the frontline, le premier programme d’Euronews parrainé par la DG Affaires intérieures

En application de la convention-cadre de partenariat, Euronews en partenariat avec la DG Affaires intérieures lance un « nouveau magazine d’information qui fait le point sur les questions européennes et mondiales de sécurité les plus urgentes, avec un traitement à 360° ».

Ce programme, réalisé en studio, débute par des reportages ou éléments visuels qui mettent en perspective la problématique de l’émission. Ces données conduisent à un débat entre deux invités, animé par la journaliste Isabelle Kumar qui déclare, dans le communiqué de lancement :

« Notre objectif est de mettre en perspective ces enjeux en informant et en présentant les différents points de vue sur les sujets. Nous espérons que les téléspectateurs pourront ainsi se forger leur propre opinion sur ces questions vitales liées à leur sécurité ».

Selon les informations disponibles, ce programme correspondrait – dans le catalogue – à une série de 10 ou 24 épisodes de 12 minutes, diffusé chacun 15 fois à l’antenne.

Le premier programme sur le crime organisé en Europe, dont l’un des deux invités est « Carlo van Heuckelom, le chef du bureau criminalité financière à Europol » est donc visible en catch-up TV sur le site d’Euronews mais également dès la page d’accueil du site de la DG Affaires intérieures.

Ainsi, « On the frontline » est le premier exemple de l’hybridation entre un programme d’information produit par un média audiovisuel indépendant et une vidéo de promotion de l’action de la Commission européenne.

Union européenne et communication : qu’est-ce qui a changé depuis 10 ans ?

Plus de 10 ans après la sortie en 2000 de la livraison « Europe et Communication » dans la revue « Communication et Organisation » (mis partiellement en ligne le 27 mars 2012), quel regard peut-on porter sur les conclusions – temporaires – tirées par les coordinateurs du dossier Nicole Denoit et Béatrice Galinon-Mélénec ?

Ce qui change peu : les formes de la communication européenne (technocratique, descendante et fonctionnelle)

Les contributions rassemblées dans ce dossier renforcent, pour la plupart, l’idée que les institutions européennes utilisent une communication technocratique, descendante et fonctionnelle qui instrumentalise le destinataire (le citoyen) de l’information. L’observation d’un développement croissant des nouvelles technologies ne modifie pas ce point fondamental.

La première conclusion du dossier « Europe et Communication » a été un peu remise en cause depuis 2000, notamment grâce aux nombreuses initiatives de Margot Wallström entre 2005 et 2009 (plan D, livre blanc…), listée sur la page « Responsabilités » de la Direction Générale de la Communication de la Commission européenne.

Ce qui ne change pas assez : la numérisation de la communication européenne (démocratique, ascendante et interculturelle)

Certaines contributions espèrent que la circulation de l’information pourra être organisée pour permettre une attitude réactive du destinataire final. Mais les institutions sont-elles prêtes à gérer les informations ascendantes et les NTIC peuvent-elles sérieusement espérer servir le renforcement d’une intercuturalité européenne ?

La seconde conclusion du dossier « Europe et Communication » qui concerne le web social n’a pas assez changé depuis 2000. Les actions de l’UE pour mener des expérimentations participatives et assurer une présence plus active dans les médias sociaux prouvent – à ce stade – le potentiel limité sinon en matière d’interculturalité du moins s’agissant de la circulation de l’information.

Ce qui ne change pas encore : la déterritorialisation de la communication européenne en réseaux

La multiplication des échelons régionaux, nationaux, supranationaux, la mise en place de réseaux de communication qui « déterritorialisent » la communication – pour créer leurs nouveaux territoires – posent la question du type de communication à mettre en œuvre. (…) Les réseaux de communication recomposent des territoires. (…) Faut-il y voir une volonté ou une incapacité à concevoir une communication alternative ? Le dossier laisse la question en suspens.

La troisième conclusion du dossier « Europe et Communication » qui concerne les réseaux et les territoires n’a pas encore changé depuis 2000. La stratégie de communication de l’UE de communiquer en partenariat avec les acteurs nationaux est appliquée, mais la question de son extension à d’autres niveaux d’actions comme les régions demeure inexplorée.

Ce qui ne change pas : les finalités de la communication européenne

Communiquer pour organiser un espace dans lequel chacun puisse trouver son appartenance tout en sentant préservée sa différence.

Construire une politique consensuelle mais ferme, qui propose des mesures nécessaires mais sans précipitation, de façon à ce qu’un lien social, une nouvelle citoyenneté européenne puissent s’y nourrir.

Faire et faire savoir certes, mais dans un fonctionnement de type démocratique qui se garde d’une information par trop impérative qui générerait le rejet des décisions institutionnelles à l’échelon européen.

Autant de convictions partagées par les auteurs qui ont bien voulu apporter leur contribution à ce dossier.

La quatrième conclusion du dossier « Europe et Communication » qui concerne les finalités de la communication européenne n’a pas changé depuis 2000. Seule l’innovation que représente l’initiative citoyenne européenne (le droit de pétition des citoyens européens) semble « nourrir une nouvelle citoyenneté européenne » dans la mesure où selon Jean Quatremer « cela va forcer l’exécutif à dialoguer publiquement avec les citoyens, ce qui va modifier profondément ses habitudes de travail ».

Ainsi, en l’espace de 10 ans, tandis que les problèmes posés par la communication européenne n’ont guère changé, les solutions n’ont que peu progressé.

Initiative citoyenne européenne : une révolution citoyenne de la communication européenne ?

Depuis le 1er avril, l’initiative citoyenne européenne (ICE), une innovation du traité de Lisbonne – qui « permet à un million de citoyens de l’UE de participer directement à l’élaboration des politiques européennes, en invitant la Commission européenne à présenter une proposition législative » selon le site officiel – est entrée en vigueur. Cette innovation introduite par le traité de Lisbonne peut-elle assurer une révolution citoyenne de la communication de l’Union européenne ?

L’initiative citoyenne européenne : une nouvelle légitimité pour les « petits entrepreneurs de la cause européenne » ?

L’ICE introduit une procédurialisation de la démocratie participative destinée à favoriser l’implication de simples citoyens dans les processus décisionnels de l’UE.

Sous cet angle, l’ICE s’inscrit pleinement dans la stratégie de communication de l’UE consistant à promouvoir la citoyenneté européenne active en sortant d’une conception unilatérale d’un public-récepteur au profit d’un échange avec des citoyens actifs devenus partie prenante de la communication européenne.

L’ICE conforte également la délégation d’une partie de l’activité de promotion de l’UE à des « petits entrepreneurs, militant de la cause européenne », comme l’analyse Philippe Aldrin et Dorota Dakowska dans la revue Politique européenne n° 34 titrée « Promouvoir l’Europe en actes » :

À y regarder de plus près, le regain de considération pour la parole, les opinions ou les initiatives des euro-citoyens « ordinaires » a paradoxalement d’abord bénéficié aux promoteurs non institutionnels mais traditionnels de l’idée européenne.

Ainsi, l’ICE conçue comme une opportunité d’illustrer l’attachement de la communication de l’UE aux pratiques démocratiques se trouverait être en fait un moyen de conforter l’activité de promotion extra-institutionnelle de l’UE réalisée par des « petits entrepreneurs militants périphériques et non institutionnels de la cause européenne ».

L’initiative citoyenne européenne : une exploitation problématique d’un « capital social européen » ?

Le Monde confirme que la procédure étant longue et complexe : « Cela montre la nécessite pour les citoyens d’être aidés et de s’appuyer sur des organismes bien informés sur l’UE. ».

Autrement dit, les citoyens ne pourront se saisir pleinement de l’ICE sans l’aide de ces « petits entrepreneurs de l’Europe » pour diverses missions :

  • mise à disposition des ressources intellectuelles dans la formulation des initiatives et l’évaluation de l’objet de l’initiative pour voir s’il appartient ou non au champ de compétences de la Commission européenne ;
  • mise en relation des citoyens européens intéressés pour constituer un comité de citoyens d’au moins sept organisateurs provenant d’au moins sept États membres de l’Union ;
  • mise en connexion des réseaux européens et des citoyens pour obtenir le nombre de signature nécessaire.

Pour décrypter l’ICE, maîtriser la procédure et éviter les embûches, seuls – selon l’expression de Philippe Aldrin et Dorota Dakowska – « ces « auxiliaires » de l’intégration européenne qui mettent leur expertise professionnelle au service de la cause européenne » disposent du « capital social européen » pour y parvenir.

L’exploitation de cette sorte de « capital social européen » dont seuls disposent les « petits entrepreneurs de la cause européenne » n’est pas sans soulever des problèmes :

Problème explicite : puisque les petits entrepreneurs de la cause européenne ne peuvent se passer de la tutelle financière et symbolique des institutions de l’UE, les ICE risquent de sombrer dans une relative homogénéisation et conformation exercés subrepticement par la Commission européenne.

Problème implicite : « parce que souvent prises dans les plis de l’évidence et de l’impensé d’un entre-soi – conduisant à la compatibilité des messages européens produits au centre et aux périphéries » selon l’analyse de Philippe Aldrin et Dorota Dakowska, les ICE pilotées par les « petits entrepreneurs de la cause européenne » risquent de se traduire par une harmonisation des objets, pauvres en pluralité et en inventivité.

En somme, la logique de disciplinarisation et de conformation aux règles et procédures de l’UE – que seuls maîtrisent les « petits entrepreneurs de la cause européenne » – risque de transformer ce qui pouvait être considéré comme un véritable droit de pétition pour les citoyens européen en un simple canal d’expression technocratique et cannibalisé par les « insiders » du système européen.

Ainsi, l’invocation d’une société civile européenne et d’un espace public européen que portait en germe la participation civique avec l’initiative citoyenne européenne risque de porter des fruits décevants.