« Clicktivism » : mythe et réalité sur les campagnes de mobilisation citoyennes pan-européennes en ligne

A partir d’une analyse de 10 initiatives citoyennes européennes « pionnières », Stéphane Carrara explore l’état de l’e-participation européenne – entre mythe des promesses de « cyber-démocratie européenne » et réalité des pratiques de mobilisation pan-européennes en ligne…

Internet entre rhétorique démocratique et intérêts prosaïques

En théorie, le principe d’encourager l’utilisation d’Internet dans les initiatives citoyennes européennes est « le point le plus consensuel » :

  • Internet est un moyen idéal pour les organisateurs afin de recueillir le soutien des citoyens ;
  • Internet est un média idéal pour la Commission afin de faire connaître les propositions et le suivi juridique.

Mais qu’en est-il en pratique de l’e-participation européenne ?

Sur les 10 campagnes de mobilisation citoyennes pan-européennes en ligne étudiées par Stéphane Carrara avant l’entrée en vigueur des initiatives citoyennes européennes, Internet est « l’outil de collecte de signatures le plus précieux pour compenser le manque de ressources » : réduction des coûts de campagne et des frais de collecte des signatures.

Autrement dit, Internet est d’autant plus idéal pour tenir les promesses d’une « cyber-démocratie européenne » que c’est le seul outil qui prosaïquement permet vraiment de réduire les coûts de mobilisation au niveau pan-européen.

Internet comme outil de propagation, de conviction et de participation

Chaque organisateur a une vision très idéalisée d’Internet comme l’outil en mesure d’atteindre les trois défis auxquels ils sont confrontés :

  1. diffusion d’informations relatives à l’existence de leur campagne,
  2. argumentation à l’appui de celle-ci,
  3. action via la collecte de signatures à partir d’un nombre significatif d’États membres.

Défi de la diffusion : Internet permet-il d’atteindre un vaste public ?

Tous les organisateurs comptent sur une diffusion significative auprès d’un vaste public européen grâce à leur site et aux médias sociaux alors que la plupart du temps, les informations sur leurs campagnes circulent par le biais de bulletins électroniques.

Pour rappel, le niveau d’accès à Internet des ménages européens se situe à 73% en 2011 dans l’UE.

Défi de l’argumentation : Internet permet-il de convaincre de manière décisive ?

La possibilité d’argumenter est largement corrélée au niveau du multilinguisme des sites, souvent limité à quelques langues européennes. De plus, pour convaincre, il est souvent préférable de dialoguer, une possibilité d’interagir directement avec les partisans potentiels souvent absente. Enfin, l’objet doit être très court tout en contenant une idée forte, intelligible et universelle.

Seul le professionnel de pétition électronique Avaaz.org combine à la fois multilinguisme (10 langues européennes) et utilisation vraiment intégrée de dispositifs interactifs avec Facebook ou Twitter.

Défi de la collecte de signatures : Internet permet-il d’agir sans effort ?

En matière de collecte et d’authentification des données, même les campagnes pilotes les plus exigeantes ne respectent pas la norme du règlement final des initiatives citoyennes européennes.

En matière de « clicktivism », c’est-à-dire de participation de citoyens à des pétitions en ligne, les citoyens se trouvent plutôt du côté des organisateurs qui ont la tentation d’utiliser le minimum de données personnelles afin d’atteindre rapidement le million de signatures et se découragent face aux exigences d’authentification dans la collecte des signatures.

En clair, le « clicktivism », cette mobilisation politique peu implicante en ligne, n’est pas prêt de se réaliser avec les contraintes exigées par les initiatives citoyennes européennes.

Bilan : les e-initiatives citoyennes européennes ouvrent de nouvelles possibilités, mais rencontrent aussi de nouveaux obstacles

Malgré l’enthousiasme des organisateurs sur les potentiels de l’e-démocratie, les pionniers des mobilisations citoyennes européennes ne permettent pas de conclure qu’Internet apporte un tournant révolutionnaire. Seuls 15,85% du total des signatures recueillies le sont par Internet…

En tenant compte des barrières linguistiques (usage systématique de l’anglais), combinés avec la capacité d’utiliser Internet, seulement un tiers de la population de l’UE est « doublement qualifié » pour éventuellement y participer.

Tant que les contraintes d’authentification resteront fortes, Internet pourrait jouer encore longtemps un rôle relativement faible dans la collection de signatures, à moins que de nouveaux dispositifs techniques telle que la signature électronique aient un impact décisif en allégeant les coûts de participation.

Ainsi, les mobilisations pan-européennes en ligne ne semblent pas la panacée de l’e-participation mais représentent cependant une nouvelle étape dans les tentatives de construire une cyber-démocratie européenne.

Une plateforme délibérative européenne peut-elle à la fois renforcer et généraliser la participation des citoyens ?

Après sa thèse sur la consultation européenne des citoyens réalisée en 2009 par la Commission européenne (que nous avons présentée) et une étude des consultations permanentes de la Commission européenne (que nous avons également présentée), Romain Badouard propose une réflexion plus générale et globale dans « Circulation, structuration et hybridation de publics autour de dispositifs participatifs en ligne ».

Sa vision des plateformes délibératives comme moyen de créer du collectif à partir d’individus ou d’organisations, et de renforcer des publics faibles, comme les citoyens, englobe-t-elle également la question de la généralisation de la participation des citoyens ?

Un nouveau modèle de plateformes délibératives européennes peut aisément renforcer les citoyens-acteurs

Actuellement, les consultations européennes en ligne sont organisées sur la base d’une plateforme héritée d’outils de retours d’expériences des acteurs de terrain :

  • Configuration centralisée des échanges au seul bénéfice de l’institution européenne qui peut communiquer à tout le monde tandis que les interactions entre participants sont impossibles ;
  • Agrégation des contributions : les contributions des acteurs sont agrégées sur le site, sans qu’un dialogue soit possible en amont entre les participants ;
  • Catégorisation des publics : les publics sont classés, sinon hiérarchisés, en fonction de leur état (individus, organisations, autorités publiques).

Un nouveau modèle de plateformes délibératives permettrait de renforcer les citoyens par une forme d’hybridation avec les publics maîtrisant la grammaire institutionnelle de l’UE :

  • Configuration circulatoire des échanges au bénéfice de tous les participants ;
  • Délibération autour des contributions : les échanges seraient structurés sur la plateforme – plutôt que décentralisés ailleurs sur Internet ;
  • Hybridation des publics : les participants coordonneraient leurs activités en vue de produire une contribution collective indépendamment de leur état.

Ainsi, le renforcement des citoyens serait rendu possible par un nouveau modèle de plateformes délibératives. Encore faudrait-il que ces publics participent…

Un nouveau modèle de plateformes délibératives européennes peut marginalement généraliser la participation des citoyens

Certes, un nouveau modèle de plateformes délibératives européennes renforcerait les citoyens. Mais, encore faudrait-il que ces publics aient connaissance de ces nouvelles consultations européennes.

Comment les publics se segmentent-ils par rapport à l’UE et comment participent-ils aux processus décisionnels européens ?

Selon Eriksen, que nous avions abordé dans « Comment conceptualiser l’espace public européen en ligne ? », complété par Badouard, trois types de publics européens se distinguent :

  • Les publics institutionnalisés/renforcés : les décideurs au cœur du système politique européen, leur participation est directe et orientée vers la formulation de solutions ;
  • Les publics spécialisés/segmentés : les représentants d’intérêts (publics ou privés) au sein de réseaux européens, leur participation est restreinte, segmentée en fonction de leur spécialité et orienté vers la résolution de problèmes ;
  • Les publics généraux/généralisés : les citoyens délibèrent sur l’Europe dans leurs sphères publiques nationales, leur participation (outre lors des élections) est médiatisée, c’est-à-dire relayée/représentée dans les médias.

Comment les plateformes délibératives européennes pourraient diffuser des informations auprès des différentes sphères des publics européens ?

Ramification (canaux étroits, intermédiaires et larges) et délocalisation hors de la plateforme délibérative dans des arènes homogènes aux différents types de publics européens sont les hypothèses envisagées par Romain Babouard pour diffuser la participation des publics :

  • Pour les publics renforcés, le canal est étroit (lien entrant direct, fruit de la volonté) et débouche sur des espaces formels et institutionnalisés – plutôt privés – connus d’une minorité d’initiés ;
  • Pour les publics spécialisés, le canal est intermédiaire (mailing lists de diffusion, fruit d’un intérêt thématique spécifique) et débouche sur des arènes semi-publiques de sympathisants, d’adhérents, de militants selon la problématique ;
  • Pour les publics généralisés, le canal est large (publicisation via différents médias) et débouche sur les sphères publiques nationales – les citoyens prennent connaissance de la délibération européenne sans l’avoir cherché.

Au total, la question de la généralisation de la participation des publics européens, notamment des citoyens est marginale puisqu’elle repose sur la publicisation dans différents médias.

Il n’en faut pas moins ne pas oublier le principal enseignement des plateformes délibératives qui réside dans l’« effet collatéral » : une dynamique européenne, en faveur d’une action publique à l’échelle de l’UE émerge de la mobilisation des publics en ligne, au-delà de la plateforme et dans d’autres arènes.

« Pour autant, cette logique de délocalisation du débat et d’articulation de différentes arènes en ligne et hors ligne autour d’un dispositif institutionnel, s’accompagne d’un processus permettant d’associer une grande variété de pratiques participatives à un même format de médiation. »

Autrement dit, quoique la généralisation aux citoyens ne soit pas encore envisageable, les plateformes délibératives européennes permettraient néanmoins aux différents publics européens de davantage participer ensemble à des projets communs et de renforcer les citoyens.

Consultations permanentes de la Commission européenne : comment une plateforme participative renforcerait des « publics faibles » citoyens ?

Après son étude dans le cadre de sa thèse de la consultation européenne des citoyens réalisée par la Commission européenne en 2009 (que nous avons présenté), Romain Badouard s’attache aux consultations permanentes de la Commission européenne (non disponible en ligne). Et si une plateforme participative (à la place de la boîte aux lettres actuellement en ligne) renforcerait la participation des citoyens européens ?

Les consultations permanentes de la Commission européenne : une instrumentalisation de la société civile

Traditionnellement, les consultations permanentes de la Commission européenne n’ont pas bonne presse.

Tantôt vues comme un moyen visant à « mobiliser des expertises externes à moindre frais », elles sont également perçues comme une procédure permettant de « légitimer la décision en « mettant en scène » une participation de la société civile à sa construction.

Les consultations permanentes en ligne actuellement : une transposition des leviers de pouvoirs, notamment pour les groupes d’intérêt, ces publics « forts »

Les consultations permanentes de la Commission européenne – aujourd’hui mises en ligne sur le site « Votre point de vue sur l’Europe » – ne sont guère plus encourageantes.

Limitées au dépôt en ligne des contributions, les consultations actuelles ne font que transposer les leviers de pouvoirs dont disposent les acteurs :

  • Les publics forts, comme les groupes d’intérêt sont dotés d’expertise, de représentativité et de la maîtrise de la chose européenne et peuvent facilement contribuer ;
  • Les publics faibles comme les citoyens ne sont dotés que de leurs moyens et opinions personnels et peuvent donc difficilement contribuer.

Les consultations permanentes via une plateforme participative : un renforcement des citoyens, ces publics « faibles »

La mise en place d’une plateforme participative permettant à chaque acteur de contribuer, selon ses possibilités, à la réponse collective et commune à la consultation permettrait de renforcer les citoyens.

Une plateforme participative mettrait en place une nouvelle « grammaire de l’action en ligne » qui organiserait une procédure délibérative nécessitant l’hybridation des publics, c’est-à-dire leur collaboration en ligne.

Autrement dit, en produisant des contributions collectives et communes indifféremment du statut des acteurs en ligne, la plateforme participative renforcerait des publics « faibles » comme les citoyens actuellement.

Pour Romain Badouard, « lorsque les interactions entre les publics ne sont pas possibles, la plateforme ne produit qu’une transposition en ligne des leviers de pouvoirs des différents publics ».

Seule une nouvelle « grammaire de la participation » autorisant une délibération collective et des contributions communes aux acteurs permettrait aux consultations permanentes de la Commission européenne de renforcer la participation des citoyens.

Encore ne s’agit-il là que d’une condition nécessaire, seule la volonté des acteurs de ne pas déserter les espaces européens en ligne pour se livrer à des activités participatives individuelles demeure la condition suffisante.

Une plateforme participative représente une voie sans doute étroite mais indispensable pour renforcer la participation des citoyens aux consultations permanentes de la Commission européenne.

Consultation européenne des citoyens : comment la plateforme participative « fabrique » des publics européens en ligne ?

La consultation européenne des citoyens réalisée en 2009 par la Commission européenne est le sujet de la thèse de Romain Badouard (non disponible en ligne). Comment le dispositif participatif mis en ligne, visant à organiser des débats publics transnationaux autour d’enjeux européens, parvient à formater la participation, à « fabriquer » des publics européens en ligne et à légitimer paradoxalement une expression de volontés d’action européenne ?

Le dispositif participatif est formaté par la plateforme

Fruit d’un compromis entre des exigences institutionnelles, des contraintes technologiques et des compétences humaines, la consultation européenne des citoyens est marquée par une « asymétrie entre les ambitions politiques affichées et les choix techniques réalisés ».

En somme, le design contredit la posture : l’ambition de mener des débats transnationaux se limite à des contributions cantonnées à l’échelle des États, relevant d’une agrégation d’espaces publics nationaux.

La fabrique des publics européens en ligne

« Les acteurs qui prennent part à la consultation font valoir des stratégies bien différentes de celles des concepteurs ». Plutôt que d’échanger et voter sur des propositions préférentielles, les stratégies des acteurs sont multiples.

Les stratégies des acteurs autour de la plateforme participative européenne fabriquent des publics européens en ligne :

  • Des publics « euro-centriques » ou « citoyennistes » valorisent la participation pour la participation et prennent part à l’expérience des échanges dans les forums ;
  • Des publics thématiques détournent l’expérience participative et mobilisent des réseaux en dehors de la plateforme pour voter sur des propositions pour que leurs sujets gagnent en visibilité.

Autrement dit, au-delà des publics « généraux » qui jouent le jeu en restant dans les règles de la plateforme, d’autres publics « thématiques » – autant des réseaux structurés que des militants amateurs – distordent le cadre de la participation et « engendrent des dynamiques originales d’européanisation des publics.

L’originalité de la consultation européenne des citoyens repose sur une européanisation des actions à travers un « détournement » de la plateforme, une sorte d’usage non-prévu, de nouveau scénario qui transgresse le cloisonnement national des débats.

Principale conclusion de la consultation européenne des citoyens : « la divergence entre les propositions d’activités dans la plateforme et les pratiques de mobilisation des internautes » fabrique des publics européens en ligne.

La légitimation paradoxale de la consultation européenne des citoyens

L’ultime conclusion de la consultation européenne des citoyens consiste à en tirer un bilan paradoxal. Ce n’est pas la réussite d’une procédure consultative (que les publics ont détournés et transgressés) mais bien plutôt le succès d’un espace pour une expression publique, d’une scène qui reconnaît de ce fait l’échelon européen comme cadre d’action et de mobilisation.

Autrement dit, avec la consultation européenne des citoyens, si la Commission européenne échoue à organiser une délibération transnationale (l’institution européenne n’a pas créé l’espace public qu’elle entendait), elle réussit à « instituer des espaces dans lesquels s’expriment des volontés d’action politique à l’échelle européenne » (l’institution européenne créé de nouveaux publics européens en ligne).

Au total, la thèse de Romain Badouard est triplement intéressante tant pour ses conclusions sur le « formatage » d’une plateforme participative que sur la « fabrique » des publics européens en ligne ou sur la légitimation paradoxale de volontés d’action européenne.

Europe4all : comment fonctionne l’activisme numérique des milieux militants anti-européens ?

Réalisée en 2011 lors du concours « Europe4all » mené par une organisation gouvernementale tchèque et cofinancé par la Commission, une affiche aujourd’hui suspendue sur les murs du cabinet du Commissaire Cecilia Malmström réapparaît en ligne et nourrit le bad buzz. Comment fonctionne l’activisme numérique des milieux militants anti-européens ?

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L’étincelle : une publication « visuelle » sur un site d’un média britannique « conservateur »

Toute la polémique en ligne est partie d’un billet (et d’une large image) publié vendredi 19 octobre dernier sur le blog de Daniel Hannan, ancien euro-député conservateur et journaliste au Telegraph (quotidien le plus vendu au Royaume-Uni) : le symbole de la faucille et du marteau, sur l’affiche, est largement commenté dans une comparaison implicite entre l’UE et l’URSS :

You thought the whole ‘EUSSR’ thing was over the top? Take a close look at this promotional poster. Notice anything? Alongside the symbols of Christianity, Judaism, Jainism and so on is one of the wickedest emblems humanity has conceived: the hammer and sickle.

Pour rappel, lors d’une autre polémique récente sur une vidéo de l’UE jugée raciste, c’est un autre média britannique conservateur et à large audience, le Daily Mail qui publie de larges captures d’écrans pour appuyer sa démonstration. Dans les deux cas, un message simplificateur et accusateur et une démonstration plus visuelle qu’argumentative.

La déflagration : des reprises et des détournements, l’un des premiers mèmes anti-européens

L’affiche qui représente une étoile jaune sur fond bleu (le symbole européen) est composée de divers symboles, notamment religieux : chrétiens, islamiques, judaïques, avec ce slogan: « We can all share the same star », i.e. « Nous pouvons tous partager la même étoile ».

Selon la finesse d’esprit, les affiches détournées insistent sur la faucille et le marteau ou bien alors sur d’autres symboles. Il s’agit de l’un des tous premiers phénomènes de reprises et détournement en ligne, un mème anti-européen :

L’épilogue : frustration des pro-européens et retrait de l’affiche

Un média belge, la RTBF clôt la polémique avec une brève sur « La Commission fait retirer des affiches figurant le symbole communiste ». Selon le Lithuania Tribune, la Commission européenne aurait promis à des diplomates lituaniens d’enlever l’affiche incriminée.

Au total, la frustration des pro-européens est évidente : « non content d’insulter un bon tiers des États Membres, le poster tend à ses détracteurs d’extrême droite un bâton magistral pour se faire battre (…) les Européistes se tirent des balles dans le pied dès qu’ils tentent une opération de communication. »

Ainsi, d’après le cas Europe4all, l’activation des communautés militantes anti-européennes en ligne repose sur des publications numériques polémiques dans des médias britanniques conservateurs couplés avec des reprises et des détournements viraux.