Quelles sont les « Façons de parler d’Europe » ?

Philippe Aldrin et Marine de Lassalle s’intéressent aux « Façons de parler d’Europe » des citoyens européens. Une manière de repérer plusieurs rapports à l’Europe s’inscrivant dans des expériences sociales, historiques et culturelles très différentes.

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La parole décentrée ou l’Europe au-delà de soi

La parole décentrée se caractérise principalement par une propension à situer son propos sur l’Europe le plus souvent sur un plan général et à se référer à d’autres points de vue, en Europe et sur l’Europe.

Traits principaux de la parole décentrée :

  • niveau élevé de politisation : un intérêt soutenu pour la chose politique qui embrasse les questions européennes;
  • propension à la décentration : une tendance à construire en dehors de soi, à universaliser le point de vue sur l’Europe ;
  • singularisation du point de vue : un travail d’affirmation et de revendication de la capacité à produire une opinion autonome, en démarcation des discours politiques et médiatiques.

La posture de proximité avec l’Europe correspond aux personnes qui sont capables de mobiliser des savoirs impersonnels (académiques, scolaires, médiatiques) sur l’Europe et ont une propension plus affirmée à s’approprier le territoire de l’Europe et à mettre en cohérence le débat public autour des sujets européens.

Pour ce public, correspondant aux couches les plus diplômées capable d’occuper une position décentrée par rapport à l’Europe, la communication de l’UE devrait consister à produire davantage de clarté et d’argumentation afin de maintenir leur intérêt pour l’Europe et in fine leur implication.

La parole sociocentrée ou l’Europe à partir de soi

Le point de vue sur l’Europe est articulé pour l’essentiel à partir d’un soi socialement situé et situable par rapport à l’Europe et donc autour de situations vécues : savoirs techniques spécialisés, expériences de voyages ou d’échanges culturels, vie professionnelle ou familiale.

Traits principaux de la parole sociocentrée :

  • politisation sur enjeu ou sectorisée : un intérêt circonscrit pour les questions politiques qui jouxte çà et là l’Europe ;
  • propension à la sociocentration : une tendance à privilégier l’univers personnel d’expérience pour développer le point de vue sur l’Europe ;
  • particularisation du point de vue : un travail de justification de l’opinion référé à une « réalité » qui est souvent éprouvée collectivement contre l’irréalisme ou l’absurdité des discours politiques et médiatiques.

La posture sociocentrée vis-à-vis de l’Europe correspond aux personnes qui personnalisent et socialisent leur point de vue sur l’Europe dans un rapport plus intermittent et sectorisé. Les savoirs mobilisés pour se forger une opinion sont personnels : l’expérience, le terrain, la réalité quotidienne sont à la base d’un jugement forcément subjectif.

Pour ce public, la communication de l’UE devrait viser à répondre à leur attente de matérialité de l’Europe, à leur demande de justifications concrètes de la construction européenne afin de leur permettre de s’ancrer davantage à l’Europe.

La parole excentrée ou l’Europe en dehors de soi

La parole reste excentrée, au sens où les fragments d’opinion énoncés se tiennent à l’extérieur de l’Europe, faute d’informations scolaires et médiatiques sur le sujet ou d’expériences et de connaissances personnelles qui ne peuvent être rattachées à l’Europe.

Traits principaux :

  • distanciation politique : un sentiment d’éloignement matériel et symbolique avec la politique et plus encore avec les questions européennes ;
  • propension à l’excentration : une tendance à définir l’Europe en dehors de soi, comme une fiction ;
  • déprivation du point de vue : l’absence d’affirmation d’une opinion personnelle et générale sur le sujet.

La posture excentrée est la plus éloignée de l’Europe, marquée par un détachement et une distance à l’égard de l’Europe. Cette attitude doit se comprendre par l’absence de savoirs et d’expériences reliables à l’Europe. Les jugements sont donc sans point de vue généralistes ou fragmentés.

Pour ce public, plus influençable en raison de sa faible capacité à construire sa propre opinion, la doxa délivrée par les grands médias, audiovisuels et locaux constitue le moyen de peu à peu se familiariser avec l’Europe et en saisir le sens minimal.

Savoir parler d’Europe, ça s’apprend

Discuter et évaluer les problèmes européens suppose de les avoir rencontrés par l’accès aux savoirs légitimes (formation scolaire et universitaire, consultation des médias d’information, militantisme) ou à travers des expériences pratiques (activités professionnelles, voyages, etc.).

Or, ces possibilités de rencontre sont d’une part réservées à certains profils sociaux et d’autre part limitées par l’invisibilité relative des interventions et le manque d’incarnation des institutions européennes.

Du coup, le coût d’accès à l’Europe paraît généralement très élevé, y compris pour les individus bien dotés en ressources économiques ou culturelles qui, d’habitude, leur confèrent une plus grande aisance à parler politique.

Au total, les façons de parler d’Europe indiquent une « assignation statutaire » en fonction d’acquis « réservés » qui déjouent des critères socio-économiques ou culturels traditionnels.

Tant qu’une grande partie de la société ne peut pas s’exprimer sur l’Europe « avec toutes les cartes en main », toute idée de confiance ou de soutien majoritaire à l’Union européenne est illusoire.

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