Inspirer par Jean Monnet : comment naviguer la polycrise pour réinventer la puissance européenne ?

La célèbre formule de Jean Monnet, dans ses Mémoires « L’Europe se fera dans les crises, et elle sera la somme des solutions qu’on apportera à ces crises », a longtemps servi de boussole intellectuelle et politique à notre projet commun. Cette vision, née des décombres du XXe siècle, postulait une progression quasi-mécanique : chaque secousse, chaque épreuve, devait inéluctablement mener à un approfondissement de notre Union.

Pourtant, nous devons aujourd’hui confronter cette idée à la réalité d’une « polycrise » systémique. Il ne s’agit plus d’une crise singulière à laquelle succède une relance, mais d’un état de turbulence permanent. Crise financière, vague migratoire, pandémie mondiale, guerre aux portes de l’Europe, urgence climatique, inflation et crise énergétique… Ces ondes de choc ne se succèdent plus, elles se superposent et s’amplifient mutuellement.

Face à cet « empilement », le risque n’est plus seulement la stagnation, mais un « risque sournois d’effacement », comme le souligne Gilles Grin, directeur de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe dans « Construction européenne : la révolution d’un continent ».

La question n’est donc plus de savoir si l’Europe avance grâce aux crises, mais si elle peut survivre à la polycrise. C’est dans ce paradoxe que se niche notre défi, mais aussi notre opportunité : celle de forger une résilience qui deviendra le socle d’une véritable souveraineté.

Le diagnostic : la fin de la « crise utile » ?

Le paradigme de Monnet reposait sur des crises identifiables, souvent exogènes ou sectorielles, qui forçaient les États membres à reconnaître leur interdépendance. La polycrise contemporaine est d’une nature radicalement différente, et ce pour trois raisons majeures qui paralysent notre élan traditionnel :

  1. L’usure décisionnelle et la fatigue citoyenne. La longueur et la multiplicité des crises (plus de quinze ans de turbulences quasi ininterrompues) épuisent les mécanismes institutionnels et les opinions publiques. La gestion de l’urgence permanente empêche la vision à long terme et alimente un sentiment de dépossession démocratique, où les citoyens ne voient plus que les contraintes de l’Union, et non ses protections.
  2. La contagion de la défiance. À la différence des crises passées, celle-ci est marquée par une crise de légitimité politique sans précédent qui prend racine au sein des États-membres et contamine l’échelon européen. L’UE, par sa nature hybride, reste structurellement dépendante des contingences politiques nationales. Lorsque les démocraties nationales vacillent, c’est tout l’édifice qui est fragilisé, devenant un bouc émissaire facile pour des maux internes.
  3. Un environnement international hostile. Pour la première fois de son histoire, l’Union n’évolue plus dans un monde où la pax americana garantissait sa sécurité et où le multilatéralisme était la norme. Entre une Chine « rivale systémique », une Russie belliqueuse et des États-Unis dont l’engagement n’est plus inconditionnel, l’UE est devenue une cible. Les puissances extérieures ont compris que notre centre de gravité le plus faible résidait dans notre capacité à être divisés.

Le momentum paradoxal : la polycrise comme catalyseur du réveil géopolitique

C’est précisément parce que ce nouveau contexte menace son existence même que l’Union est contrainte de changer de dimension. La polycrise, en exposant crûment nos vulnérabilités, agit comme un puissant révélateur de la futilité de l’action isolée. Elle nous force à passer d’une intégration subie à une souveraineté choisie.

Les avancées les plus spectaculaires de ces dernières années n’ont pas été le fruit d’un long processus planifié, mais des réponses directes et audacieuses à des chocs existentiels :

  1. La souveraineté sanitaire et économique : Face à la pandémie, l’achat en commun de vaccins et surtout le plan de relance NextGenerationEU, avec son endettement commun, constituaient des tabous absolus il y a encore quelques années. Ils sont devenus une évidence lorsque l’alternative était l’effondrement du marché unique.
  2. La souveraineté énergétique et stratégique : L’invasion de l’Ukraine par la Russie a été un électrochoc. En quelques mois, l’Union a mis en œuvre des sanctions d’une ampleur inédite, s’est engagée sur la voie de l’autonomie énergétique (REPowerEU) et a commencé à penser sa défense de manière plus intégrée.
  3. La souveraineté normative : Dans un monde numérique dominé par les géants américains et chinois, l’UE impose ses règles (RGPD, DSA, DMA) et se positionne comme le régulateur mondial de référence, protégeant ses citoyens et ses entreprises. C’est « l’effet Bruxelles » : une forme de puissance discrète mais immensément influente.

Ces exemples ne sont pas des solutions à des crises ; ils sont les premières briques d’une Union qui apprend à penser et à agir comme une puissance mondiale.

Orientations pour une nouvelle communication stratégique européenne

Pour accompagner et amplifier ce momentum, notre communication doit opérer une mutation copernicienne. Il ne s’agit plus de « justifier » l’Europe, mais d’incarner sa nouvelle ambition :

  1. Passer du narratif de la paix à celui de la protection. La paix entre les États membres, cet acquis historique fondamental, ne suffit plus à mobiliser. Le nouveau grand récit européen doit être celui de la puissance protectrice. L’UE n’est pas une entité bureaucratique lointaine ; elle est le bouclier qui nous permet de faire face, collectivement, à des forces (climatiques, géopolitiques, économiques) qu’aucun État membre ne pourrait affronter seul. Chaque initiative, du Green Deal à la défense commune, doit être présentée sous cet angle.
  2. Incarner la résilience, pas seulement gérer la crise. Notre communication est trop souvent réactive, piégée dans le jargon de la gestion de crise. Nous devons au contraire construire un discours proactif de la résilience stratégique. Il faut montrer comment nos investissements dans la transition verte, le numérique et nos chaînes de valeur créent une autonomie durable et un avantage compétitif pour les générations futures.
  3. Faire de la démocratie un avantage offensif. Face à la montée des régimes autoritaires, cessons de présenter notre modèle démocratique, basé sur le droit et le compromis, comme une faiblesse ou une lenteur. C’est notre plus grand atout. Il est le garant de la stabilité à long terme, de l’innovation et de l’attractivité. Notre communication doit lier explicitement le respect de l’État de droit à notre prospérité et à notre sécurité, à l’interne comme à l’externe.

De la somme des solutions à l’architecte de la résilience

La polycrise a brisé le rythme confortable de l’intégration par crises successives. Elle nous place devant un choix radical : l’effacement progressif ou un saut qualitatif vers une union de la puissance et de la souveraineté. Ce n’est plus un « moment Monnet », c’est un « moment constituant » où notre capacité d’action collective est la seule réponse à la brutalité du monde.

L’Europe ne sera plus seulement la somme des solutions à ses crises. Elle doit devenir l’architecte de sa propre résilience dans un monde qui ne l’attendra pas. C’est ce projet, exigeant mais vital, que notre communication stratégique doit désormais porter avec clarté, audace et conviction.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site est protégé par reCAPTCHA et la Politique de confidentialité, ainsi que les Conditions de service Google s’appliquent.