La guerre en Ukraine bouleverse l’univers mental de l’Union européenne, selon Thierry Chopin conseiller spécial à l’Institut Jacques Delors dans « Les « valeurs européennes » à l’épreuve de la guerre en Ukraine ». Replongée dans le « tragique de l’histoire », la « prise de conscience géopolitique » accélérée de l’UE interrogent les Européens sur l’usage et le sens du terme de « valeur » tant le nouveau hard power de la « puissance » européenne questionne le sentiment d’« appartenance » à une nouvelle identité (géo)politique des Européens garantissant la cohésion des Européens autour de leurs principes politiques fondamentaux face aux défis de la guerre en Ukraine…
Un soutien majoritaire sans ambiguïté des Européens à l’UE face à la guerre en Ukraine
La cohésion des opinions publiques est remarquable en soutien aux importantes ressources économiques et financières, militaires et humanitaires engagées pour aider l’Ukraine alors même qu’il s’agit d’une rupture radicale qui sonne le « réveil géopolitique de l’Europe » puisque pour la première fois, l’extension du projet démocratique européen est contrée par les armes ».
Les enquêtes d’opinion les plus récentes montrent que les Européens sont majoritairement solidaires de la cause ukrainienne et dans la durée. Une majorité est satisfaite de la coopération entre les États membres pour faire face aux conséquences de la guerre en Ukraine. La confiance des citoyens européens dans la capacité d’action de l’UE et de la coopération européenne, notamment en matière de défense se renforce et se traduit par un sentiment d’appartenance fort des Européens vis-à-vis de l’Union.
Une cohésion européenne autour de « valeurs » communes ?
Face à la guerre en Ukraine, l’UE défend des valeurs démocratiques européennes, mais de quoi s’agit-il sur les plans juridique, politique et sociétale ?
L’État de droit, stricto sens, c’est globalement l’acquis communautaire de la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne : légalité ; interdiction de l’arbitraire du pouvoir exécutif ; juridictions indépendantes et impartiales ; contrôle juridictionnel effectif y compris du respect des droits fondamentaux ; égalité devant la loi.
Les « principes » politiques : « respect de la dignité humaine, liberté, démocratie, égalité et respect des droits de l’homme (pluralisme, non-discrimination, tolérance, justice, solidarité et égalité femmes / hommes) sont défendus dans les discours et les textes européens.
Les valeurs « sociétales » : l’UE laisse une large marge de manœuvre aux États membres dans la mesure où les spécificités nationales ne sont pas mobilisées pour faire obstacle à un acquis fondamental européen.
Les « valeurs prioritaires » que doit défendre l’UE dans le contexte de guerre en Ukraine, selon les Européens, relèvent de la défense de l’État de droit et des « principes » politiques sur lesquels repose l’Union : démocratie, protection des droits humains dans l’UE et le monde, liberté d’expression et de pensée, État de droit et solidarité avec les États membres et les régions proches.
L’expérience historique des peuples européens suite aux tragédies du XXe siècle a forgé un consensus autour de la démocratie (suffrage universel) et du libéralisme politique (État de droit, respect des droits fondamentaux, séparation des pouvoirs) ; la solidarité et la recherche de la justice sociale conférant un rôle important à l’État ; esprit de modération, de tolérance, d’ouverture et de méfiance vis-à-vis des passions politiques ; renonciation relative à la force et préférence pour le règlement pacifique des conflits par la négociation.
Ce socle de « valeurs » trouve une incarnation dans le projet politique de l’intégration européenne, qui réunissent les États et les citoyens de l’Union européenne. Autrement dit, les valeurs et les principes fondateurs de l’Union européenne résident dans la nécessité de rester unis sur le plan géopolitique, et de se protéger de la tentation autoritaire voire totalitaire, de substituer le droit et l’égalité entre États au droit du plus fort, préférer le règlement amiable des conflits entre États, et de défendre une vision des relations interétatiques comme un jeu à somme positive.
Les Européens se sentent Européens dans la mesure où ils savent que leurs histoires (passées et futures) sont indissociables et qu’ils constituent une communauté de destin.
Un usage paradoxal des « valeurs » européennes
La guerre en Ukraine met cependant en exergue un certain nombre de paradoxes propres au référentiel spécifique des « valeurs européennes » et qui relèvent en réalité de la confusion entre les différentes dimensions de l’usage du terme « valeur ».
Un premier usage paradoxal des « valeurs » européennes porte sur le registre politico-juridique : deux erreurs de perception et d’interprétation très répandues doivent être évitées : à l’Ouest, il y a une forte tendance à surévaluer l’altérité, la spécificité de l’Europe centrale et orientale en matière de « valeurs ». Cette perception méconnaît la diversité interne de ces pays, la résistance souvent très forte des divers contre-pouvoirs ou encore les décalages entre le discours et les actes politiques. À l’inverse, cette même perception tend à minimiser l’ampleur du problème à l’Ouest, où les « valeurs européennes » font également l’objet de mises en cause nombreuses et vigoureuses même si la capacité de résistance à ce phénomène varie.
En second lieu, cet usage paradoxal des « valeurs européennes » peut être analysé sur le registre culturel et sociétal. Le national-souverainisme actuel vise en effet non seulement les principes du libéralisme politique mais aussi les valeurs sociétales du libéralisme culturel, accusées d’être à l’origine d’une disparition des valeurs traditionnelles et de l’identité nationale. Sur ce registre culturel, un discours conservateur, voire réactionnaire, sur le plan politique et sociétal, peut trouver un écho parfois très fort dans certaines sociétés centre et est-européennes, l’UE est présentée comme un cheval de Troie d’une modernité antireligieuse porteuse de valeurs et de choix sociétaux dénoncés comme une source de décadence et d’une destruction à terme de ce que devrait être la « véritable » identité européenne.
Une homogénéité indispensable tant sur le plan interne qu’externe autour des « valeurs »
Pour la clarté du débat et même du combat en faveur des principes juridiques et politiques de l’État de droit et de la démocratie libérale, il serait préférable de distinguer entre principes politico-juridiques d’un côté et valeurs culturelles et sociétales de l’autre :
- D’un côté, l’exigence d’un respect intransigeant et homogène des principes politiques et juridiques fondamentaux par tous les États membres, dont l’État de droit est la clé de voûte ;
- De l’autre une approche convergente, mais pluraliste et tolérante des valeurs qui sous-tendent les choix culturels et sociétaux des Européens.
L’exigence d’un consensus indispensable sur les principes politiques et juridiques de l’UE est une nécessité :
- Sur le plan interne, pour la stabilité d’un ordre politico-juridique, supposant un degré d’homogénéité politique minimal et impliquant un consensus sur ces principes politiques communs ;
- Sur le plan externe, pour garantir à l’Union une capacité durable à faire face aux défis géopolitiques externes de « puissance ».
Dans cette perspective, il serait souhaitable d’affirmer avec beaucoup plus de force ce lien entre les deux dimensions, l’affirmation des valeurs comme « fondement même de l’Union et de son ordre juridique », constituent désormais le socle du lien d’appartenance des États à l’Union ».
En bref, la « puissance » européenne est indissociable du sentiment d’« appartenance » lié au respect des principes politiques et juridiques qui fondent l’existence de l’Union et de l’identité (géo)politique des Européens.
Face, à l’intérieur aux courants nationaux-populistes autoritaires et d’extrême-droite néo-nationaliste et à l’extérieur, aux régimes autoritaires, dictatoriaux et totalitaires contre l’occident, les Européens doivent défendre coûte que coûte leurs principes politiques et démocratiques et leur modèle de société, sans que nos dissensions ne remettent en cause l’édifice global, comme l’une des réponses les plus fortes pour redimensionner la puissance des nations démocratiques du continent à l’échelle du monde et inscrire son régime politique de démocratie libérale par le consentement des gouvernés dans une forme politique et à une échelle territoriale compatible avec le retour des rapports de force brutaux et des ambitions néo-impériales.