Élections européennes : faut-il faire le deuil des grands récits ?

L’intuition de Christian Salmon estimant que l’on serait passé du Storytelling à « l’ère du Clash », titre de son dernier ouvrage, se révèle particulièrement juste pour la communication sur l’Europe. A force de raconter n’importe quoi, le récit européen est complètement brouillé et les gens finissent par ne plus rien croire…

L’idéologie triomphe comme seul récit sur l’Europe

Pendant trop longtemps, l’argument de Jean-Louis Bourlanges est bien connu : l’Union européenne a fait semblant. En effet, une alliance objective s’est nouée entre les partisans d’une construction idéaliste et technocratique qui nous ont vendu l’Union européenne tandis que les eurosceptiques souverainistes ont vu l’Europe dans chaque décision, forcément critiquable.

Dans cette cacophonie savamment entretenue, les uns et les autres ont joué à se faire peur et ils ont fini par nous faire croire que la grenouille était plus grosse que le bœuf. Tant ses détracteurs que ses soutiens sont parvenus à rendre détestable l’Union européenne aux yeux d’un public circonspect.

Aujourd’hui, cette vision disproportionnée, idéologique a phagocyté tout sens de la nuance, toute intelligence de la situation. Songeons qu’on nous oppose à l’envi :

  • Une cité mondiale exemplaire contre une prison des peuples ;
  • Un projet circulatoire dans sa forme, indéfini dans ses compétences, illimité dans ses territoires contre une Europe passoire et tentaculaire.

Au final, les idéologues sont parvenus à organiser des combats de catch truqués, ils ne se préoccupent plus du tout de l’Europe réelle ; mais surtout ils ont fini par désespérer tout le monde.

Le discours sur l’Europe doit se libérer des dogmes pour se réconcilier avec la réalité

Nonobstant les options politiques partisanes, au cœur de la prochaine campagne électorale, Luuk van Middelaar estime que « l’ancienne façon de penser empêche l’Europe de se penser elle-même » (…) « Si l’UE veut gagner et conserver le soutien du public, il faut briser le discours téléologique, il faut se libérer des dogmes ».

En effet, quel est ce « nous, les Européens » aujourd’hui ? Ce n’est évidemment pas la bulle bruxelloise, qui se le jure en secret, mais bien davantage les peuples des États-membres avec leurs chefs, représentés au sein du Conseil européen ainsi que les députés européens, présents au Parlement européen sans oublier les ministres de chaque gouvernement européen qui siègent au sein du Conseil de l’UE.

Plutôt que d’opposer de manière artificielle et contre-productive cosmopolites vs sédentaires ou encore fédéralistes vs souverainistes, puisqu’« une communauté politique est une communauté de récits », chacun détient de fait une part du récit européen, chacun vit une dimension du projet européen.

Au final, l’enjeu du scrutin européen réside dans la capacité des Européens à faire de leurs différences, non des clashs mais des notes de la prochaine partition européenne.

Lancement du Mook « Européens » pour raconter l’Europe par les Européens

Dans la grisaille du ciel européen, obscurci par la tectonique des forces politiques populistes et la crainte du big bang europhobe lors des élections européennes, le lancement de la Revue l’Européen est une bouffée d’optimisme. Un premier numéro imprimé à 25 000 exemplaires à découvrir sans plus attendre « dans toutes les bonnes librairies »…

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Un manifeste : « Européens, osez lire que vous l’êtes »

« Européens » fait le pari de l’Europe. Selon son éditrice Vera Marchand, « à un moment très particulier pour l’Union européenne, Européens est une façon de communiquer l’Europe avec l’enthousiasme et l’inventivité que son idée mérite ».

Un parti pris très fort : l’Europe non pas en tant qu’objet mais comme cadre, « terrain de jeu quotidien », comme « horizon collectif ». Pour le directeur de publication Olivier Breton, sa conviction est de faire de « l’Europe comme sujet, sans naïveté ni angélisme ».

Une ligne éditoriale : raconter l’Europe par les Européens

« Européens » vise à raconter l’Europe des innovateurs, des entrepreneurs, des créateurs. Une Europe concrète et optimiste. Une Europe qui bouge et invente. Pour Pascal Berria, rédacteur en chef, « une Europe comme lieu de création, d’innovation, d’échanges, de dialogue et de liberté ».

En bref, montrer l’Europe telle qu’elle est rarement vue : à hauteur d’humanité autour d’un pari narratif : raconter des « Europes », à partir d’histoires de personnes. Plutôt un journalisme de solutions, mais autour d’une Europe réaliste, d’un relais d’une Europe multiple, où la richesse est le fruit de nos singularités.

Un format de Mook trimestriel

Avec 10 carnets thématiques indépendants de 16 pages chacun, la revue a pour ambition d’expliquer, de décrypter, d’inspirer par l’exemple et le terrain autour des grandes thématiques contemporaines : l’entrepreneuriat, l’innovation, la culture, l’alimentation, les médias, le numérique, l’urbanisme, la politique, le social, les arts, l’éducation, etc.

Souhaitons bon vent à « EUROPÉENS », la revue qui entend nous rapprocher et qui se positionne comme « la seule revue sur l’Europe trimestrielle, unique, intelligente mais pas intello ».

Élections européennes : vers une défaite de la pensée ?

Véritable semaine d’entrée dans la campagne électorale, les derniers jours sont révélateurs que toutes les digues ont sauté, que tous les repères n’existent plus : l’état de confusionisme est la scène inaugurale. Attachons nos ceintures…

L’échec de la vieille pédagogie morale du pouvoir : des dangers de l’antagonisme entre progressistes contre nationalistes 

Du côté du pouvoir, la rhétorique introduite par le président de la République autour d’une opposition entre progressistes et nationalistes apparaît comme une vaine tentative de cliver, de proposer une posture morale à défaut d’une politique européenne.

En particulier, la campagne de la Secrétaire d’État aux Affaires européenne de moulins à vents contre le populisme à coup de tribunes de presse en viendrait presque à être contre-productive dans la période actuelle de rejet systémique de toute forme d’autorité, à fortiori quand le pouvoir se drape de morale pour décrédibiliser ses adversaires plutôt que de les combattre.

Pour Luuk van Middelaar interrogé par France Culture, cet amalgame semble particulièrement risqué, car jouer les nationalistes contre les centristes :

  • C’est prendre le scrutin uninominal à deux tours de l’élection présidentielle, comme modèle, alors que ça ne marche pas comme ça pour les élections européennes à la proportionnelle et à un seul tour ;
  • C’est prendre le risque de consolider le bloc des « anti » décuplé avec le mouvement des Gilets Jaunes sans être vraiment sûr d’en sortir gagnant à l’avance ;
  • C’est se positionner dans le camp du Bien contre les méchants, dans un contexte de contestation qui refuse la posture morale à défaut de solutions politiques ;
  • C’est confirmer l’allergie dans la société contre le système bruxellois, donc finalement donner des arguments pour se faire battre.

Bien au contraire, la campagne des élections européennes devrait permettre de s’ouvrir à la contradiction car si toutes les critiques sont d’emblée anti-européennes, alors il n’y a pas de débat possible.

Le jeu de la bataille électorale devrait viser, dans un espace public – plus idéal que réel – à parvenir à distinguer entre la structure de l’UE, le cadre, qui formellement ne fait pas l’objet du scrutin et appelle la fermeté quant au respect des règles et des valeurs et les politiques de l’UE, qui selon le degré de compétences exclusives ou partagées, font l’objet de propositions concurrentes entre les offres partisanes.

L’enjeu du scrutin est un moment de vérité, puisque la question de la survie face à l’abime, de l’instinct de survie des Européens à vivre ensemble est posée. Après les décisions prises dans l’urgence et l’improvisation face aux crises, l’opinion publique européenne prend conscience qu’il faut un réveil pour s’organiser en tant qu’Européens pour défendre nos valeurs et nos intérêts parce qu’aujourd’hui l’Europe est un destin.

Le succès de la nouvelle démagogie contre l’Europe : la bonne conscience est dorénavant eurosceptique

En ce début de campagne, il semble qu’une seule idée soit présente dans toutes les têtes : refaire le match de 2005, de la campagne référendaire sur le traité pour une Constitution pour l’Europe :

Pour ceux dans le camp du non, c’est évidemment le moment de renouveler la claque contre le pouvoir, alors qu’il s’agissait déjà d’un autre enjeu et que c’est encore maintenant le cas. Il s’agit d’envoyer des eurodéputés au Parlement européen, non de renvoyer le gouvernement à ses chères études.

Seule nouveauté, l’échelle des manœuvres de manipulation de l’opinion publique à l’occasion du traité d’Aix-la-Chapelle, qui ont franchi un cap que l’on pensait réservées aux États-Unis de Trump. Les fausses informations, déjà légions en matière européenne, sont dorénavant des « faits alternatifs » ; dans une relative indifférence, ou pire incapacité à faire la part des choses faute de repères.

Pour ceux qui étaient les tenants du oui, c’est d’une certaine manière encore pire, puisque pour certains, les élections européennes du printemps prochain semblent être l’occasion de faire amende honorable, de corriger leur faute d’avoir eu tort contre le peuple. Pour dire les choses simplement : la bonne conscience est dorénavant eurosceptique.

Ainis, l’éditorialiste politique de France Inter Thomas Legrand affirme doctement que « le résultat [des Européennes] n’aura quasiment aucune incidence directe sur nos vies quotidiennes », un aveu sans doute très largement partagé, révélant à la fois d’une profonde méconnaissance de l’Union européenne mais surtout d’un désintérêt lié à une certaine provincialisation de la politique en France par rapport au continent européen et aux enjeux internationaux.

En bref, tandis que le gouvernement se drape dans une morale anti-populiste à défaut de politique, tous les opposants au gouvernement – dans les médias ou les partis – font de la politique sans vergogne, sur le dos de la réalité européenne.

Storytelling de l’Europe : comment parler de l’UE selon les communicants de terrain ?

Des experts en communication de l’UE issus de 22 États-membres travaillant au sein du réseau Europe Direct ou des bureaux locaux des députés européens partagent leurs expériences de terrain de la communication des politiques de l’UE. Que faut-il retenir de l’enquête de Nikoleta Vasileva et Brislav Mavrov « A new narrative for Europe : who will listen? »…

Quelles actualités européennes concrètes émergent auprès du grand public et influencent les électeurs ?

Les actualités sur l’euro, Schengen et Erasmus sont des exemples d’informations qui atteignent facilement un large public via leur couverture médiatique. D’autres exemples intéressants incluent « l’accès au WiFi gratuit » ou les « tentatives de taxation des sociétés multinationales ».

Le type d’actualité négative qui attire l’attention, outre les fausses informations, est ce que l’on considère généralement comme le plus grand échec de l’UE : « le terrorisme et l’immigration ».

Les questions qui influencent les électeurs sont : « investissement et développement régionaux », suivis par « sécurité et défense » et « politique économique et énergétique ». Plusieurs enseignements : la sécurité est cruciale pour les personnes (y compris financière) et les citoyens ne recherchent pas l’UE à Bruxelles, mais dans auprès de chez eux, là où ils souhaitent voir une nette différence.

Quelles sont les manières dont on parle de l’UE au niveau local ?

Le consensus est que l’UE devrait être critiquée, sur la base d’une argumentation approfondie, d’une analyse franche des problèmes et d’un renvoi à ses valeurs fondamentales.

Traiter le projet européen comme un produit dont on doit faire la pub, ouvre la voie aux sceptiques pour souligner ses défauts et susciter une réaction plus vive des populistes, qui s’appuient sur le manque de critiques pour obtenir encore plus de soutien.

Le fait de parler ouvertement de questions clés permettrait aux gens de voir que leur sécurité est une priorité et empêcherait aux populistes d’intensifier leur propagande.

Le langage utilisé pour la narration européenne est d’une importance cruciale. Il est essentiel que les gens comprennent le fonctionnement des institutions, la manière dont les décisions sont prises et la façon dont elles concernent tout le monde ; loin du jargon codé impénétrable.

Comment s’adresser aux publics ?

S’adresser à différents publics avec des messages presque identiques (à fortiori des orateurs) compromet l’efficacité et limite l’impact escompté.

« Team Europe Junior », une équipe d’élèves qui ont la volonté, la motivation et les connaissances nécessaires pour participer en tant que conférenciers aux activités de communication de la Représentation et du réseau d’information Europe Direct, est un exemple réussi où les citoyens communiquent eux-mêmes sur l’UE – clairement le moyen le plus rapide de créer une union de citoyens.

Il convient aussi d’inclure tous les groupes de citoyens, qu’ils soient optimistes ou sceptiques, si un résultat durable est recherché. Bien que Erasmus + soit sans aucun doute l’une des initiatives les plus réussies que l’Union européenne ait jamais entreprise, on ne peut pas compter sans fin sur celle-ci pour améliorer son image.

Quels canaux de communication ?

Les canaux utilisés déterminent également qui sera atteint. Il est essentiel que les affaires européennes bénéficient d’une couverture médiatique régulière, même en l’absence de toute occasion particulière.

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La couverture en ligne ne devrait pas se faire au détriment des médias traditionnels. Tout le monde ne suit pas les comptes en ligne des institutions de l’UE. La plupart des gens ne recherchent pas activement des informations et dépendent entièrement des informations qu’ils reçoivent. C’est la couverture télévisée et radiophonique qui peut influencer des millions de personnes, qui leur font plutôt confiance, préférées en tout cas aux journaux et magazines en ligne.

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Quelle narration pour l’Europe ?

L’ingrédient le plus essentiel de la narration est, bien sûr, les histoires elles-mêmes : il faut rendre l’Europe plus humaine afin que les citoyens comprennent à quel point l’UE fait partie de leur vie.

La narration est également un moyen de montrer que l’Europe est une responsabilité morale et politique qui doit être partagée par tous les Européens. De nombreux citoyens voient dans l’Union une source de financement, mais cette perception est fondamentalement toxique. Non seulement, l’UE devient le suspect habituel à blâmer de certains échecs des gouvernements nationaux ; mais des éléments cruciaux pour la survie de l’idée européenne tels que la culture, l’identité et l’unité finissent par être complètement négligés.

Connaître la différence de quoi l’UE est responsable et ce qui dépend entièrement de l’Etat membre pourrait influencer de manière significative les attitudes à l’égard des élections européennes : les citoyens comprendraient mieux que l’Union n’est pas une baguette magique qui puisse régler les problèmes nationaux ; les gens apprécieraient les domaines dans lesquels l’UE pourrait apporter sa contribution alors que l’on sait que les domaines qui posent le plus de problèmes aux gouvernements sont ceux dans lesquels l’UE n’est pas compétente pour agir.

A contrario, les résultats les plus positifs se trouvent dans les domaines où l’UE exerce une compétence exclusive. C’est le genre de défis contemporains sur lesquels les nouveaux discours devraient se concentrer pour aider l’UE à renouer des liens avec les Européens.

Une bonne narration pourrait lutter contre l’idée fausse selon laquelle nous ne pouvons que profiter de l’UE. C’est pourquoi il est essentiel de toujours se référer à une perspective d’ensemble et de long terme.

Au total, tous les Européens devraient entendre trois messages fondamentaux : ce qui est bon pour la nation, ce qui est bon pour l’UE et pourquoi ils doivent s’unir pour réussir. La communication permettrait d’encourager les citoyens à œuvrer en faveur de l’Union qu’ils veulent – d’une Union des citoyens.

Pour un benchmark annuel des sites web de l’UE

L’impératif de « communiquer dans un langage clair » doit être le leitmotiv le plus récurrent et le plus décevant que la communication de l’Union européenne s’est fixée, depuis déjà fort longtemps, en particulier pour sa présence digitale. Et si l’exercice annuel de benchmark des sites du portail Europa permettait d’avancer ?

Un benchmark pour une « langue usuelle et accessible » par défaut

Le chantier prioritaire en continuelle progression porte sur la qualité de la langue utilisée sur les sites web européens pour proposer des pages claires et faciles à lire par défaut, afin d’une part de limiter tout jargon ou acronyme excessif et d’autre part de centrer les contenus autour des services, des données et des actions plutôt que sur elles-mêmes.

Partant de la définition du « Plain Writing Act » de 2010, signé aux Etats-Unis sous la présidence Obama, le Center for plain language audite chaque année les sites gouvernementaux américains pour émettre des « report cards » synthétiques.

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A l’échelle de l’UE, un acteur européen, rassemblant un jury composé d’experts reconnus aurait largement intérêt à produire son propre classement avec des récompenses annuelles pour un langage clair, en recourant à des critères incluant la compréhension du public, le style et le vocabulaire utilisés.

La médiatisation de ce classement et de ces notations, incluant un partage des bonnes pratiques et des exemples de réussite contribuerait à renforcer l’émulation et la diffusion d’une nouvelle culture de l’écriture web adaptée aux attentes des publics.

Un benchmark pour une « ergonomie de service public » par design

En chemin, la logique de benchmark pourrait se prolonger par une analyse plus poussée de l’ergonomie des sites web des institutions européennes afin de proposer une ergonomie de service public par design, c’est-à-dire une accessibilité, une clarté et une lisibilité des contenus dans la lecture et la structure de l’information accessible à la fois au sens de facile d’accès via les moteurs de recherche qu’à la porter du plus grand nombre.

Plusieurs critères pourraient particulièrement attirer l’attention :

  • Mise en page : équilibre général des pages et emplacement des espaces
  • Arborescence et navigation sur le site : menus et sous-menus
  • Facilité à trouver l’information : plan de site, moteur de recherche
  • Graphisme : efforts de pédagogie ; place, choix et qualité de l’icono
  • Version responsive pour smartphones…

Là encore, le rapport du Center for plain language portant sur les sites fédéraux aux États-Unis propose une anatomie des pages d’accueil, riche d’enseignements pour la conception des rubriques, le placement des espaces, la physionomie d’ensemble des sites, etc.

Au total, les gisements d’amélioration des sites web européens, provenant d’une logique de comparaison, sont autant d’opportunités que l’UE aurait tort de ne pas se saisir.