A Bruxelles, la saison de la négociation de la prochaine programmation budgétaire pluriannuelle à partir de 2027 commence, c’est un laboratoire à ciel ouvert des mutations qui secouent et secoueront l’ensemble de notre Union. Comment mieux comprendre les nouvelles règles du jeu ? L’ère de la communication politique comme simple exercice de persuasion programmatique est révolue. Nous sommes entrés dans l’âge de la compétition narrative. La victoire n’appartient plus à celui qui a le meilleur projet, mais à celui qui impose le récit le plus puissant pour convaincre et rassembler.
I. Déconstruire la nouvelle grammaire du pouvoir
Les contours de cette nouvelle grammaire se dessinent sous nos yeux :
1. La bataille pour la définition du « peuple »
Les programmes qui seront retenus dans les budgets seront ceux qui seront parvenu à s’adresser à « tous les Européens », réussissant à incarner une définition du « peuple » dans laquelle une majorité d’électeurs se reconnaîtra, ou aspirera à se reconnaître.
Cette réthorique s’est installée avec les mots du penseur britannique David Goodhart sur la fracture entre les « Anywheres » – l’élite mobile et diplômée – et les « Somewheres », cette majorité attachée à un lieu et à une identité locale. C’est aussi la « France périphérique » décrite par le géographe Christophe Guilluy, qui se vit comme culturellement et économiquement déclassée par les métropoles mondialisées.
Ce « peuple » n’est pas une entité sociologique, mais une construction mythologique. Il peut être, le « peuple des travailleurs » contre les « élites mondialisées », le « peuple enraciné » contre le « nomadisme cosmopolite », ou le « peuple des oubliés » contre les « centres-villes gentrifiés ». Les priorités budgétaires deviennent un référendum sur l’identité du peuple.
2. Du clivage idéologique au conflit existentiel
L’axe droite/gauche, qui structurait le débat autour de la redistribution des richesses et du rôle de l’Europe, s’efface au profit de clivages existentiels, plus explosifs :
- Le populisme comme technologie de combat : Il ne s’agit plus d’une simple posture. C’est une méthode : définir un adversaire clair (l’élite, l’immigré, Bruxelles), dénoncer une » domination culturelle » et transformer le débat politique en un spectacle « survitaminé », une lutte permanente pour la survie culturelle.
- L’Europe, ligne de front : Le clivage « ouverts vs. fermés » ou « Européistes vs. Souverainistes » est devenu le principal organisateur du chaos. Il n’est plus une question de politique étrangère, mais une question du qui nous sommes. L’Europe est le symbole parfait de « l’autre » pour les uns, et le projet civilisationnel ultime pour les autres.
- L’identité, « la politique sous acide » : Lorsque la politique ne porte plus sur ce que nous faisons ensemble mais sur ce que nous sommes les uns contre les autres, le débat devient irrationnel. L’adversaire n’est plus celui qui a une mauvaise idée, il devient l’ennemi qui menace notre existence même.
- La rupture apocalyptique : Le clivage final, et le plus dangereux, oppose les « pro-apocalypse » (qu’ils soient écologistes radicaux ou « woke », convaincus de l’effondrement imminent du système) aux « survivalistes » (cette alliance contre-nature de paléo-libertariens et de conservateurs extrêmes qui se préparent au chaos). Ces deux camps, bien que minoritaires, fixent les termes d’un débat où la modération est inaudible.
3. La politique factuelle recule face à la politique fictionnelle
Ce phénomène n’est global. Le succès du Brexit reposait sur un récit simple et puissant : « Take Back Control ». Une définition du « peuple » britannique contre une « bureaucratie de Bruxelles » anonyme. Aux États-Unis, la polarisation entre le « Make America Great Again » et une vision progressiste et multiculturelle de l’Amérique relève de la même logique de guerre narrative.
Et l’Union européenne dans tout ça ? Elle est la victime désignée de cette nouvelle ère. La communication, historiquement, technocratique et factuelle, basée sur les bénéfices (le marché unique, Erasmus, les fonds de cohésion). Nous répondons à des attaques mythologiques avec des communiqués de presse et des fiches d’information.
II. Pour une boussole stratégique européenne
Il est urgent de changer de paradigme. L’Union ne peut plus être un simple objet de débat dans les politiques nationales ; elle doit devenir un acteur narratif à part entière.
1. Définir notre propre « peuple » européen
Nous devons cesser de parler des « citoyens européens » comme de simples bénéficiaires de droits. Nous devons construire et incarner le récit du « peuple européen » : une communauté de 450 millions de personnes unies non par l’uniformité, mais par un destin partagé. Un peuple qui a choisi la paix sur la guerre, la coopération sur la confrontation, la démocratie sur l’autoritarisme.
Ce récit doit être émotionnel, incarné, visible. Qui sont les héros de l’Europe ? Pas seulement les « Pères fondateurs », mais l’infirmière polonaise travaillant en Allemagne, l’ingénieur espagnol créant une start-up en Estonie, l’étudiant grec en échange en Irlande.
2. Passer de la justification à l’inspiration : le « pourquoi » européen
Inspirons-nous de Simon Sinek : « Start with Why ». Notre communication est obsédée par le « Quoi » (les directives, les budgets) et le « Comment » (les institutions, les processus). Nous expliquons rarement le « Pourquoi ».
Pourquoi l’Europe ? Parce que face au changement climatique, à l’agressivité des empires autoritaires, aux pandémies et aux révolutions technologiques, aucune de nos fières nations ne pèse quoi que ce soit seule.
Le « Pourquoi » de l’Europe, c’est la survie de notre modèle de civilisation, de nos libertés et de notre prospérité dans un monde de géants. C’est un projet non pas de domination, mais d’influence ; non pas de fermeture, mais de puissance ouverte.
3. Assumer le conflit positivement
Une communication stratégique efficace n’est pas neutre. Elle choisit son camp. L’Europe est le projet de l’État de droit, de la dignité humaine et de la coopération. Notre adversaire n’est pas le « souverainiste » qui exprime une inquiétude légitime, mais le projet politique qui instrumentalise cette peur pour promouvoir la désinformation, la haine de l’autre et le démantèlement de la démocratie libérale.
Nous devons nommer et contrer activement les ingérences étrangères et les forces politiques internes qui cherchent à affaiblir l’Europe pour servir des intérêts qui ne sont pas ceux de ses peuples. Il ne s’agit pas d’attaquer des personnes, mais de déconstruire sans relâche les récits toxiques.
La négociation budgétaire de l’UE sera un test de résistance pour la démocratie européenne, mais elle est surtout un avertissement pour nous tous. Si l’Union européenne ne se dote pas rapidement d’une stratégie de communication offensive, capable de livrer et de gagner la guerre des récits, elle continuera d’être le bouc émissaire parfait pour tous les populismes.
L’enjeu n’est plus seulement de convaincre, mais aussi d’inspirer et de mobiliser. L’Europe doit cesser de se raconter comme une solution technique à des problèmes complexes et commencer à s’affirmer comme ce qu’elle est : la plus grande aventure politique de notre temps. C’est à ce prix qu’elle survivra et aura les moyens à la hauteur de cette ambition.