N’en jetez plus ! Après le fiasco de la visite du Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Joseph Borrell en Russie et le scandale du SofaGate après la visite ratée des présidents du Conseil européen Charles Michel et de la Commission européenne Ursula von der Leyen, le reproche que l’Union européenne est un herbivores au sein d’un monde de carnivore n’est plus à faire. Alors, que faire ?
L’heure woke européenne : la fin de l’âge de l’innocence
Pour Luuk von Middelaar, invité à donner un cycle de conférences au Collège de France sur « l’Europe géopolitique : actes et paroles », il n’y a pas de souveraineté narrative sans une approche « radicale » de la géopolitique afin de combiner la volonté d’être une puissance sur la scène mondiale, la prise de conscience d’un espace territorial à protéger et la nécessité d’un récit historique pour convaincre et agir.
Suivant le bon vieux narratif européen que l’Europe progresse dans les crises, la dernière décennie à travers ses multiples crises : Brexit, migrants, Ukraine et maintenant le Covid n’a pas démenti ce vieux principe. Mais, la principale différence, c’est que l’Europe a du faire évoluer sa manière de réagir, non grâce à l’application stricte de ses règles, mais par la politique de l’événement, l’improvisation et la créativité en dehors du cadre. Sans doute, la principale illustration aura été l’accord conclu avec la Turquie pour contenir les migrants aux frontières extérieures de l’Union.
Quand l’Europe n’avait pas à prendre de décisions géopolitiques, impliquant des « deals » avec d’autres puissances régionales, elle flottait en dehors de l’espace et du temps. Elle avait les mains pures, ou plutôt elle n’avait pas vraiment de main. Dorénavant, l’Union est sortie de l’âge de l’innocence, elle doit se salir les mains dans des décisions qui peuvent parfois compromettre certains de ses principes universels pour préserver ses intérêts communs.
L’heure woke européenne ou le réveil stratégique : la rhétorique de la fin de l’insouciance
Le réveil stratégique, précipité par les événements qu’il s’agisse de la présidence Trump, de la montée irrésistible de la Chine, de la dérive des autocrates russe ou turque ou encore de la prégnance impérieuse du changement climatique ou des ruptures technologiques, semble « la chose la plus partagée » entre les Européens.
La raison stratégique rattrape des Européens bercés d’insouciance entre la protection du parapluie de l’Alliance atlantique et la croyance aveugle dans le respect des règles de l’ordre international. Qu’il s’agisse des conclusions successives des sommets du Conseil européen ou de l’agenda politique de la nouvelle Commission européenne, la prise de conscience de la fin de l’insouciance semble avoir converti les esprits, à défaut d’être encore vraiment mis en œuvre.
Les peuples européens, confusément faute de pédagogie de la part de leurs dirigeants, sentent d’instinct que les transformations du monde font que le projet européen n’est plus adapté pour répondre aux nouveaux enjeux globaux. A défaut d’un consensus superfétatoire sur le concept d’autonomie stratégique de l’UE, les convergences des vertus et des nécessités conduisent irrémédiablement à de nouvelles orientations stratégiques pour mieux protéger les Européens. Cette nécessité de davantage de protection ne peut que se renforcer avec la pandémie.
L’heure woke européenne ou l’éveil géopolitique : le narratif de la fin de la naïveté
Globalement conscient que l’Union européenne doit devenir une puissance qui dispose d’autonomie afin de protéger les Européens, la nouvelle séquence sur l’éveil géopolitique pour passer des principes à l’application pratique n’embraille pas. Quand l’Union européenne passe aux travaux pratiques, ça coince. Pourquoi ?
Parce que la fin de l’innocence correspondait à des contraintes existentielles impossible à nier et la fin de l’insouciance à des contingences historiques difficiles à contester, la fin de la naïveté correspondrait à une discussion autour des valeurs de l’Union européenne alors que dans ce registre les fractures internes sont purulentes. La fin de la naïveté briserait le consensus de façade qui se fissure mais tient encore les États-membres unis.
Parce que l’éveil géopolitique porte sur des missions régaliennes que les États-membres se refusent à négocier même s’ils constatent leurs échecs individuels. La capacité d’action des sujets géopolitiques achoppent sur l’affectio societatis, sur l’envie d’approfondir la construction européenne.
Parce que les institutions européennes ne sont pas encore en pleine maîtrise des modalités de la géopolitique, du rapport entre puissance, du maniement des symboles et des narratifs qui permettent de dialoguer au plus haut niveau de la scène internationale. L’Union européenne ne croit pas suffisamment ou n’arrive pas suffisamment à faire croire qu’elle a sa place pleine et entière, légitime, autour de la table des adultes.
Au total, l’éveil européen, l’heure woke européenne, qui peine à accoucher d’une nouvelle réalité, apparaît autant comme un problème narratif que comme une problématique symbolique aux yeux des Européens et des autres puissances.