Comprendre le rôle politique des médias lorsque les éditeurs de presse décident de ce que « les Européens » doivent et peuvent voir et entendre de l’Europe, c’est la mission de Juliette Charbonneaux dans « Figures de la polyphonie européenne en régime médiatique »…
Un journalisme européen en invention
Au travers de l’analyse sur la longue durée de médias européens, en particulier les numéros de lancement autour de deux générations :
- Une première génération autour de revue et/ou hebdomadaire dans les années 1918-1940, période de lutte pour la paix, avec la revue hebdomadaire L’Europe Nouvelle, fondée par Louise Weiss en 1918, la revue mensuelle Europe, créée en 1923 par Romain Rolland et le journal hebdomadaire L’Européen, dirigé par Flory-Henri Turot à partir de 1929.
- Une seconde génération autour de magazine mensuel ou supplément dans les années 1998-2018, période d’élargissement de l’UE et de lutte contre la crise, avec le mensuel L’Européen, lancé en 1998 par Christine Ockrent et Jean-Marie Colombani et adossé au Monde ; L’Européen, mensuel également, fondé en 2009 par Michel Spengler et Renaud de Chazournes ; Europa, supplément à la périodicité fluctuante, porté depuis janvier 2012 par les quotidiens Le Monde, die Süddeutsche Zeitung, El Pais, Gazeta Wyborcza, The Guardian et La Stampa.
Première figure transversale : un journalisme de connaissances, régulateur d’Europe
Une pérennité s’impose dans la plupart des projets autour d’un scénario : l’Europe constitue l’issue politique incontournable mais elle reste à construire, ce qui implique le développement parallèle de médias ad hoc.
Pour les médias européens de la première génération, c’est le leitmotiv du média pacificateur qui domine après la Première guerre mondiale afin de reconstruire une Europe de la paix dans un travail de médiation.
Pour les médias européens de la seconde génération, ce sont des représentations renouvelées de l’Europe où il ne s’agit donc plus tant de forger « l’idée d’Europe » que d’en (r)établir la représentation.
Un projet commun se dégage pour lutter contre la méconnaissance du projet européen, qu’il s’agisse de l’ignorance et de ses dangers à combattre ou de l’absence de communication des institutions européennes ou de ses échecs à combler.
Figure dominante de la première génération : le journalisme pédagogue avec des écrivains
Dans les déclarations d’intention, les mentions des « voix » de grands écrivains à faire entendre font ainsi émerger, de manière transversale, la figure d’un média « instructeur », à qui revient la charge d’éduquer (à) l’Europe.
Donner de la voie aux idées et aux grands esprits, prendre de la hauteur, donner la plume aux écrivains… la première génération des médias européens donne plutôt dans une vision d’en haut élitiste qui donne toute sa place à l’exemplarité par la plume et à la persistance du fait littéraire.
Un mantra qui vient représenter l’unité européenne par la continuité de l’héritage littéraire perdure à travers le temps.
Une cristallisation particulière de l’imaginaire médiatique, en régime européen, autour de la figure littéraire et du rôle décisif des médias dans la formation culturelle européenne.
Figure dominante de la deuxième génération : le journalisme, reporter de terrain européen avec des correspondants
Le paradigme du vivant, de raconter la vie des Européens vient mettre en visibilité « l’Europe des gens » qui incarnent l’Europe du quotidien. Les médias de la deuxième génération jouent au contraire la proximité avec leurs lectorats au moyen d’un ton vivant, sur le « terrain de la vie » dont ils promettent la représentation.
La professionnalisation du journalisme et le rôle des correspondants étrangers poussent à la couverture du « terrain ». Les médias travaillent tous leur légitimité européenne en affichant précisément un encouragement à la correspondance.
En conclusion, l’objectivité neutralise le rôle politique du journalisme ; les médias de « première génération » connaissent une belle longévité tandis que ceux de « seconde génération » peinent à imposer leur positionnement et même à survivre, malgré (ou à cause de leur) engagement.