Eurobaromètres : la fabrique monopolistique et officielle de l’opinion publique européenne

Philippe Aldrin dans « L’Europe des Européens – Enquête comparative sur les perceptions de l’Europe » Economica, 2011 analyse les Eurobaromètres. Après 4 décennies et plus de 600 enquêtes d’opinion, plongeons dans « la fabrique monopolistique et officielle de l’opinion publique européenne »…

Ces sondages se sont imposés comme « la source incontournable d’information sur l’état de l’opinion en Europe » au point d’occuper « un magistère d’expertise quasi exclusif sur l’analyse des opinions des Européens » grâce à la caution « scientifique » de la méthode.

Ces sondages – suivant la fiche de lecture ci-dessous – n’en sont pas moins des outils dont le caractère scientifiquement discutable des données et l’évidente instrumentalisation de l’outil ne vont pas sans poser des problèmes…

Analyse interne aux Eurobaromètres : critiques méthodologiques de la fabrique

Au-delà de la traditionnelle critique sociologique des sondages qui présuppose que les personnes sollicitées possèdent un avis préalablement constitué et que cet avis est assez constant, stable et sincère pour justifier des interprétations à travers diverses opérations statistiques, la première partie de l’article se concentre sur les biais possibles.

Biais immanents, intrinsèques à l’étude des opinions par questionnaires fermés

Puisque l’Europe politique est un sujet perçu généralement comme lointain et complexe, voire étranger aux préoccupations de la majorité des acteurs sociaux, plusieurs risques sont inévitables :

  • risques de placer la plupart des répondants devant un sentiment d’incompétence face à des thèmes fictifs et à des modes de questionnement irréalistes (exemple : se mettre à la place des responsables politiques européens pour choisir des priorités) ;
  • risques potentiellement nombreux de malentendus et d’incompréhension entre la question rédigée et la question comprise par les sondés ;
  • risques de recueillir des réponses de circonstance.

Biais induits, générés par la conception et l’administration des questionnaires

Les questionnaires exercent une violence symbolique sur les répondants :

  • effet ventriloque : recueil d’opinions purement artéfactuelles, à cause du caractère trop académique du questionnement ;
  • effet laminoir : écrasement des opinions recueillies, avec l’extrême standardisation des réponses proposées.

« Ce type de sondages a finalement plus de chances de mesurer le niveau d’alphabétisation politique que d’entrevoir les points de vue sur les questions posées. »

Biais topiques, attachés aux spécificités du thème imposé et des publics sollicités

Les questionnaires soulèvent également le problème de l’intelligibilité, du caractère ésotérique des affaires politiques européennes chez les personnes interrogées :

  • distance matérielle, cognitive et symbolique entre les répondants et la réalité européenne ;
  • sentiment d’éloignement géographique et affectif avec le pouvoir bruxellois ;
  • sentiment de méconnaissance quant aux mécanismes de la décision européenne et aux contours changeants de l’UE.

« Quand 70% des répondants déclarent savoir « peu » ou « rien » sur la chose européenne, il n’est pas inopportun de douter de la consistance de leurs réponses aux différentes sollicitations du questionnaire. »

Ainsi, « la production de données brutes dont les caractères méthodologique et sociologique sont discutables ne peut être dissipé par la sophistication ou la rigueur des opérations statistiques. (…) Il ne faut pas feindre de voir l’objectivation chiffrée de l’opinion publique européenne. (…) Les Eurobaromètres ne sont pas la version statistique et rationalisée de la réalité des opinions des Européens. »

Analyse externe aux Eurobaromètres : ressorts de l’institutionnalisation des résultats

La deuxième partie de l’article porte sur le marché monopolistique des sondages européens. « En plus de 35 ans, les Eurobaromètres ont opéré un double processus de substancialisation et de préemption de l’opinion publique européenne. »

« L’équivalence Eurobaromètre = opinion publique européenne est une évidence jamais ré-interrogée qui présente une forte valeur d’utilité pour tous les acteurs (dirigeants politiques européens, journalistes spécialisés sur l’Europe, spécialistes des études d’opinion). »

Les Eurobaromètres : un outil de feedback de plus en plus publicisé

« En raison de l’ampleur de la tâche de collecte, d’analyse et de comparaison des 27 populations nationales de l’UE, l’Eurobaromètre – une enquête commandée, financée, contrôlée et publiée par la Commission européenne – occupe une position de monopole. »

« Créé au cours de l’année 1973, le programme de sondages semestriels est conçu initialement comme un outil de feedback permettant de rendre compte aux responsables européens de l’état de l’opinion sur l’Europe dans l’ensemble des États-membres. »

« Peu à peu, la plus grande publicité (et la mise en ligne au cours des années 1990), donc la plus grande visibilité médiatique entraînent une transformation des rapports Eurobaromètres : au-delà de la forme plus « marketée », sur le fond, les résultats sont présentés comme sûrs, semblant ne plus souffrir les doutes, et les questions susceptibles de mettre au jour ou d’attiser les tensions entre les États-membres sont supprimées. »

« Au fils des années, alors que les répondants s’estiment majoritairement incompétents, indifférents, mal informés et peu désireux de l’être, les résultats favorables à l’unification sont systématiquement mis en exergue. »

« La question politiquement très sensible érigée en indicateur du soutien au processus d’unification invite les répondants à évaluer l’adhésion de leur pays à l’UE en terme de « chose », bonne ou mauvaise. Le caractère évasif du terme « chose » peut contribuer à neutraliser le caractère politiquement impliquant de la question. »

« Le travail de mise en forme des résultats montre que l’outil de feedback est progressivement devenu un instrument d’expertise politique, un appareil connu et reconnu de production de l’opinion publique européenne. »

Les Eurobaromètres : un outil instrumentalisé de « gouvernance »

« Aujourd’hui, les Eurobaromètres sont devenus un instrument de « gouvernance » capable de livrer aux décideurs européens les attentes des citoyens pour choisir en conséquence l’agenda politique et le plan de communication qui s’imposent. »

« La création des Eurobaromètres Spéciaux et Flash signale la transformation de l’outil de feedback en instrument de gouverne politique, principalement au service des projets portés par l’UE. »

« Les Eurobaromètres – notamment dans leur  version enquête qualitative – sont également considérés comme l’une des principales ressources du tournant participatif de la communication européenne visant à « écouter les citoyens ». L’outil devient un appareil d’écoute et d’interactions avec les citoyens. »

Ainsi, « le programme de sondages d’« Etat » s’est progressivement mué en artifice démocratique réputé capable de réduire la distance qui sépare l’Europe politique des citoyens européens. »

En conclusion, pour Philippe Aldrin, le caractère scientifiquement discutable des données ou l’évidente instrumentalisation de l’outil ne semblent pas en mesure d’en parasiter la forte valeur d’utilité. D’autant que chaque catégorie de partenaires apporte sa légitimité spécifique :

  • légitimité institutionnelle et politique pour les « eurocrates »
  • légitimité professionnelle et technique pour les sondeurs ;
  • légitimité scientifique et académique pour les chercheurs.

« Cette réalité explique l’effet d’oracle de l’instrument et l’absence de discussion critique à son égard. »

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