Bruxelles nous invite à rêver : l’Europe deviendrait le « Continent de l’IA », une ambition parée des vertus de l’éthique, du respect des droits et de notre précieux humanisme. Le plan d’action de l’UE décline infrastructures (les fameuses « AI Factories » et « Gigafactories »), données (« une Union des données »), régulation des algorithmes, recrutement des talents et, bien sûr, révision de l’AI Act. Un édifice intellectuellement séduisant. Mais osons poser des questions qui fâchent. Cette vision, quoiqu’ambitieuse sur le papier, est-elle réellement calibrée pour la compétition féroce et quasi-existentielle qui se joue ? Sommes-nous en train de bâtir un leader mondial, ou de nous draper dans une supériorité morale pendant que d’autres définissent de facto l’avenir technologique ? Tout effort de communication, bien qu’indispensable pour faire la pédagogie, ne risque-t-elle pas de n’être qu’un murmure face au vacarme des investissements et des déploiements américains et chinois ?
L’ambition concrètement, entre réalité chiffrée et illusion d’échelle ?
Regardons les chiffres annoncés : 10 milliards d’euros (public/privé) pour le supercalcul et les AI Factories jusqu’en 2027, un objectif de mobilisation de 200 milliards via InvestAI. Impressionnant ? Peut-être à l’échelle européenne. Mais est-ce seulement comparable aux centaines de milliards injectés par les fonds de capital-risque américains dans une poignée de géants de la tech, ou aux investissements massifs et dirigés par l’État chinois pour intégrer l’IA à toutes les strates de son économie et de sa société ? Quand une seule entreprise américaine, Nvidia, pèse plus en bourse que l’ensemble du CAC 40, pouvons-nous sérieusement parler de jouer dans la même cour avec nos budgets actuels, même mobilisés ? Ne sommes-nous pas en train de financer des laboratoires là où d’autres construisent des empires ?
Le temps institutionnel de l’UE face à la vitesse quantique de l’IA aux USA et en Chine
Le plan mentionne l’urgence, la nécessité d’agir vite (« Swift policy action is of highest priority »). Pourtant, les échéances clés semblent s’étirer : fin 2025, début 2026 pour des appels ou des législations structurantes, une application complète de l’AI Act s’étalant jusqu’en… 2027. Pendant ce temps, chaque trimestre voit émerger de nouveaux modèles fondamentaux aux États-Unis, potentiellement disruptifs, tandis que la Chine déploie l’IA à une échelle et une vitesse qui défient l’entendement européen. Ne sommes-nous pas condamnés à réguler hier les technologies que d’autres inventent aujourd’hui et déploieront demain ? Notre sens de la mesure et du processus démocratique, si précieux soit-il, est-il compatible avec la temporalité brutale de cette révolution ?
La primauté réglementaire : un bouclier protecteur ou un frein à main ?
L’AI Act est présenté comme notre avantage compétitif : la confiance, l’éthique. Mais cette primauté accordée à la règle avant l’innovation massive n’est-elle pas un pari risqué ? Alors que les États-Unis misent sur une innovation largement débridée (quitte à en gérer les conséquences a posteriori) et que la Chine optimise pour l’efficacité et le contrôle, ne risquons-nous pas de créer l’écosystème d’IA le plus éthique… mais le moins pertinent économiquement et géopolitiquement ? L’intention de faciliter la conformité pour les PME est louable, mais suffit-elle à compenser la complexité inhérente et le signal envoyé au marché : « innovez, mais faîtes attention » ?
Le déficit narratif : peut-on « communiquer » avec succès un géant aux pieds d’argile ?
Au-delà des budgets et des agendas, il y a le récit. Le plan d’action est un document technique, pas une épopée mobilisatrice. Où est la vision vibrante qui peut inspirer nos chercheurs, attirer les meilleurs talents mondiaux face aux sirènes de la Silicon Valley, convaincre nos PME d’adopter l’IA avec audace, et rassurer un public européen légitimement perplexe ? Est-il même possible pour une structure aussi complexe et consensuelle que l’UE de produire un récit aussi puissant et direct que celui des GAFA ?
Le « Continent de l’IA » risque fort de rester un slogan technocratique si nous n’investissons pas massivement, non pas dans la « communication » au sens traditionnel, mais dans la construction culturelle et politique d’une ambition partagée.
Il s’agit de dépasser l’illusion que l’adhésion à un projet aussi transformateur que l’intelligence artificielle à l’échelle européenne puisse être obtenue par des techniques de communication classiques – campagnes d’information, relations publiques, vulgarisation technique. Ces approches sont nécessaires mais radicalement insuffisantes face à l’ampleur du défi.
Pourquoi la communication traditionnelle ne suffirait pas à transformer l’UE en « continent de l’IA » ?
- Les limites d’une communication descendante : L’IA n’est pas un produit de consommation ordinaire ou une simple politique sectorielle. Elle touche aux fondements de nos sociétés : travail, vie privée, démocratie, identité, éthique. Tenter de « vendre » une vision pré-définie par les institutions, aussi bien intentionnée soit-elle, se heurte inévitablement à un mélange d’incompréhension, d’anxiété légitime et de scepticisme. La communication traditionnelle informe, mais elle ne crée pas intrinsèquement l’appropriation ni la confiance profonde requises ici. Elle peine à répondre au besoin fondamental de sens et de contrôle des citoyens face à une technologie perçue comme complexe et potentiellement déstabilisante.
- Le besoin d’une « acculturation » à l’IA : Parler d’une construction culturelle, c’est reconnaître que l’IA doit devenir un sujet de société largement débattu, compris (même sans expertise technique) et intégré dans notre paysage mental collectif. Cela implique :
- Une éducation massive : Aller bien au-delà des spécialistes et intégrer une compréhension critique et pratique de l’IA à tous les niveaux du système éducatif, de l’école primaire à la formation continue des adultes.
- Une dialogue public structuré : Créer des espaces permanents et accessibles (forums citoyens, débats locaux et nationaux, plateformes en ligne dédiées) où les enjeux éthiques, sociaux et économiques de l’IA sont discutés ouvertement, sans jargon, et où les préoccupations peuvent être exprimées et entendues.
- Un soutien à la création et à la médiation : Encourager les artistes, les écrivains, les cinéastes, les journalistes à s’emparer du sujet de l’IA, à explorer ses potentialités et ses ambiguïtés, contribuant ainsi à forger un imaginaire collectif européen autour de cette technologie. Soutenir les musées, les centres de science pour rendre l’IA tangible et compréhensible.
- Une visibilité des bénéfices tangibles : Mettre en lumière non seulement les plans, mais surtout les réalisations concrètes et les histoires humaines qui montrent comment l’IA « made in Europe » améliorera la santé, l’environnement, le travail, la culture – ancrer la vision dans le réel vécu.
- L’indispensable ancrage politique : La construction politique va au-delà des déclarations de la Commission ou des votes au Parlement européen. Elle nécessite :
- Un Consensus transpartisan et transnational : Faire de l’IA européenne une priorité partagée qui dépasse les clivages politiques habituels et les intérêts nationaux. Cela demande un engagement fort et constant des chefs d’État et de gouvernement, des parlements nationaux.
- Une co-construction de la vision : Impliquer activement les citoyens, les partenaires sociaux, la société civile dans la définition même des priorités et des garde-fous de l’IA européenne. Le projet ne doit pas être perçu comme imposé par « Bruxelles », mais comme émanant d’une volonté collective.
- L’IA comme élément structurant du projet européen : Intégrer explicitement la vision d’une IA européenne souveraine et éthique au cœur du narratif politique global de l’Union, au même titre que la paix, la démocratie ou le marché unique. Ce n’est pas juste un dossier technique, c’est une dimension essentielle de l’avenir de l’Europe.
Investir dans une construction européenne culturelle et politique, c’est reconnaître que la légitimité et le succès du « Continent de l’IA » ne se décrètent ni depuis des bureaux ministériels ni dans des laboratoires de recherche. C’est un mouvement de société qui se construit patiemment dans les esprits, les cœurs et les débats démocratiques de millions d’Européens. Sans cet investissement massif dans le « logiciel » humain, culturel et politique, le « matériel » – les supercalculateurs, les data centers, les algorithmes – risque de tourner à vide, faute d’une appropriation collective et d’une direction politique claire et partagée. Le slogan restera lettre morte s’il ne devient pas une ambition vécue et portée par la société européenne dans son ensemble.
Quelle audace raisonnable entre puissance et marché pour l’Europe de l’IA ?
L’heure n’est plus aux demi-mesures ou aux satisfecits sur nos intentions vertueuses. L’Europe veut-elle être un acteur de premier plan dans la définition de l’avenir technologique mondial, avec les risques et les investissements colossaux que cela implique ? Ou se contente-t-elle d’être le régulateur bienveillant d’innovations conçues ailleurs, un « marché » plutôt qu’une « puissance » ?
La véritable audace ne réside pas seulement dans l’écriture de plans ambitieux, mais dans la lucidité de nos diagnostics, la rapidité de nos actions, l’échelle de nos investissements et, surtout, dans notre capacité à forger et à porter un récit qui transcende la technique pour toucher à l’imaginaire collectif. Sans un sursaut radical sur tous ces fronts, le « Continent de l’IA » risque de n’être qu’une note de bas de page dans l’histoire que d’autres sont en train d’écrire. Avons-nous encore le temps et la volonté politique de changer la donne ? La question reste douloureusement ouverte.